Ce texte est le produit d’un travail collectif réalisé par
Luigi Del Buono, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Marie-Hélène Lechien,
Frédéric Neyrat, Fabienne Pavis, Maryse Ramambason, Charles Soulié, Sylvie
Tissot, au sein de la Coordination Nationale Recherche et Enseignement
Supérieur, en association avec des membres de la coordination et des
informateurs appartenant à divers établissements d’enseignement supérieur et à
plusieurs disciplines.
Document de travail, réalisé dans l’urgence, une urgence
imposée par le calendrier de la pseudo consultation de la CPU (Conférence des
Présidents d’Université), il sera discuté dans les prochaines AG de la
Coordination RES (Recherche et Enseignement Supérieur).
Au début du mois de mai dernier, le ministre de l’éducation
nationale présentait « la plus grande réforme de l’Université depuis 1984 »
(Le Monde, 9 mai 2003). L’avant-projet de loi sur « l’autonomie
des établissements d’enseignement supérieur » s’inscrivait en réalité
dans un programme de réformes plus large incluant la remise en cause de la loi
de 1984 (loi d’orientation sur l’enseignement supérieur qui se donnait déjà
comme une loi « d’autonomie », comme la loi de 1968 qu’elle remplaçait), la mise
en œuvre par voie de circulaire(s) de la réforme « Licence, Master, Doctorat »
(« LMD », ex « 3-5-8 »), et la redéfinition des statuts des personnels
enseignants et IATOSS.
Le ministre tenta de faire passer son projet en organisant une
consultation express (entre la fin du mois d’avril et le 19 mai, le projet
devant être débattu au parlement en juin) et limitée au CNESER et à la CPU
écartant de ce fait la majeure partie de la communauté universitaire.
La méthode de concertation suscita une réprobation quasi
unanime. Sur le fond, la CPU demanda quelques aménagements au texte et se
déclara satisfaite dès la deuxième version de l’avant-projet, désormais
rebaptisé « loi de modernisation », alors même qu’un nombre très limité
de Présidents d’universités avaient consulté leurs mandants, consultation
débouchant le plus souvent sur des motions d’opposition. Dans un certain nombre
d’universités, souvent les plus petites, des mobilisations s’organisèrent :
manifestations, grèves et pétitions. C’est dans ce contexte qu’une coordination
interuniversitaire, dite RES (Recherche et Enseignement Supérieur) s’est mise en
place le 2 juillet à l’université Paris Dauphine.
Certes le mouvement ne s’était pas généralisé dans
l’enseignement supérieur, mais l’ouverture de ce nouveau front social, à côté de
celui des retraites et de l’enseignement primaire et secondaire incita le
gouvernement à reporter à l’automne l’examen de ce projet.
On pouvait donc attendre qu’un débat sur l’enseignement
supérieur s’ouvre à la rentrée, sur le modèle du « grand débat sur l’école ». Il
s’est en fait limité à une consultation réduite dans le temps (entre le 18 et le
30 septembre, soit hors des périodes de cours à l’université), circonscrite à
quelques interlocuteurs « choisis », et organisée cette fois-ci par la CPU, sans
doute avec l’aval du ministre qui en est le Président de droit.
Simulacre de consultation dès lors que les orientations avaient
d’ores et déjà été fixées par les trois premiers vice-présidents de la CPU dans
leur article publié dans Le Monde du 18 septembre, justement intitulé «
L’université française du 21ème siècle : la réforme nécessaire ».
Il s’agirait de développer à la fois l’ouverture internationale
des universités (et la mobilité étudiante), l’insertion professionnelle des
diplômés, l’ « efficacité pédagogique de l’enseignement supérieur ». Autant de
justifications qui peuvent paraître légitimes, et même généreuses. Mais les
dispositions des réformes projetées ne répondent pas et vont même parfois à
l’encontre de ces objectifs. Plus encore, les pouvoirs supplémentaires exigés
par les « modernisateurs » (le fameux « gouvernement de l’université » que le
projet de loi sur l’autonomie se propose de renforcer) pour conduire les
réformes vont accentuer encore les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur
(inégalités sociales, inégalités territoriales) comme les inégalités entre les
établissements d’enseignement supérieur.
On est donc en droit de s’interroger sur le type d’université
que l’on propose, ou plutôt impose, à marche forcée, à la communauté
universitaire. Tel est l’objectif de ce livre noir, qui vise notamment à
dévoiler les logiques sous jacentes des réformes en cours :
1- On montre ainsi, dans une première partie, que l’Université
n’est déjà plus celle que la réforme prétend transformer.
2- Que l’ouverture internationale est un leurre : derrière la
promesse (apparemment humaniste et généreuse) d’une mobilité internationale pour
tous, c’est la marchandisation d’un certain nombre d’enseignements et son
financement par les usagers qui sont mis en oeuvre.
3 - Que les « innovations pédagogiques » autour du LMD ont plus
que des effets pervers sur le plan pédagogique et disciplinaire.
4- Que la professionnalisation à outrance, telle qu’elle est
prônée, se révèle souvent contraire à l’insertion professionnelle des étudiants,
comme aux fonctions traditionnelles de production des connaissances de
l’université.
5- Il apparaît ainsi que les présidents d’université,
transformés en managers, gérant leur établissement comme « leur petite
entreprise », seront les premiers bénéficiaires de la réforme ; qu’ils pourront
étendre leur contrôle, par l’intermédiaire d’une logique de contrat, sur les
personnels dont les statuts vont ainsi être remis en cause. Une petite
entreprise qui définira son offre de formation, sa politique de recherche… en
fonction de critères ne répondant plus forcément à ceux du service public, ni à
ceux d’une recherche libre et autonome, liberté qui est pourtant au fondement
même de l’idée d’université.
6- Au final, les étudiants, que les modernisateurs disaient
vouloir replacer « au centre », se trouvent relégués à la périphérie, victimes
de réformes dont ils étaient censés être les premiers bénéficiaires.
Le livre noir qui sera présenté officiellement, sur la place de
la Sorbonne, jeudi 9 octobre 2003, en contrepoint de la grand messe de la
Sorbonne, sera complété ultérieurement d’un livre blanc, avec un ensemble de
propositions pour une autre réforme.
Nous demandons donc au Ministre de constater qu’il n’y a pas, à
ce jour, de « diagnostic partagé » et qu’il faut donc ouvrir une vraie
concertation avec l’ensemble des acteurs de l’Université. En raison notamment
des mouvements sociaux récents, l’Ecole va pouvoir bénéficier d’une année de
réflexion afin de réfléchir sur ses moyens et objectifs. Serait-ce trop demander
que l’ensemble de la communauté universitaire prenne quelque mois afin de
réfléchir collectivement au destin de l’université française ?
L’université de la massification : une université non
démocratique
Le XXe siècle a vu s’étendre considérablement le temps passé
par chaque jeune dans le système scolaire. Celui-ci s’est en effet ouvert à une
part toujours croissante de la population : d’abord au niveau du primaire, puis
au niveau du secondaire, et, dans les quinze dernières années, dans les premiers
cycles du supérieur.
Ce que l’on peut observer aujourd’hui à l’université rejoint
les conclusions de travaux déjà réalisés sur les modalités de l’ « explosion
scolaire » dans le secondaire : la massification des effectifs va de pair avec
une différenciation sociale croissante des filières, autrement dit s’accompagne
d’une ségrégation interne.
Croissance de l’enseignement supérieur et poursuite de la massification
scolaire
La croissance des effectifs
Si les effectifs étudiants ne cessent d’augmenter durant la
première moitié du siècle, la croissance est particulièrement forte au cours des
années 1960-2000 : les effectifs sont multipliés par 4,6. La progression a été
particulièrement rapide durant la décennie 1985-1995 dans la mesure où elle suit
l’augmentation du taux de bacheliers qui s’opère sur la même période.
Les effectifs inscrits dans l’enseignement supérieur ont
commencé à diminuer à la rentrée 1996, pour progresser à nouveau entre les
rentrées 1999 et 2001. Cette croissance s’est accélérée à la rentrée 2002, avec
44 000 étudiants supplémentaires qui se sont inscrits dans l’enseignement
supérieur. On atteint à cette date le chiffre historique de 2 209 000
inscriptions.
L’élargissement du réseau universitaire
En réponse à l’afflux massif de bacheliers, une politique de
construction massive et d’ouverture d’établissements sur tout le territoire
national a été mise en œuvre. En application du plan « Université 2000 », on a
ainsi vu la géographie de l’enseignement supérieur se modifier radicalement.
Celui-ci ne se limite plus aux grandes agglomérations régionales ; il s’est
progressivement diffusé jusqu’au niveau des préfectures, qui, toutes, désormais,
veulent pouvoir se prévaloir d’une « université de proximité ».
Certes, Paris, académie dominante pour l’enseignement
supérieur, regroupe encore près d’un étudiant sur six. Mais elle est la seule
académie à avoir connu une croissance négative (-4%) entre les rentrées 1990 et
2000, alors que les effectifs d’étudiants augmentaient de près d’un tiers dans
les autres académies. La tendance semble toutefois s’inverser puisque, entre les
rentrées 2000 et 2002, parmi les académies de métropole, c’est à Paris que le
taux de croissance est le plus élevé (+4,4% contre +1,8% pour les
autres).
L’ouverture aux classes populaires
Dans les années 1960, les étudiants sont en grande majorité ces
« héritiers » décrits par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron, c’est-à-dire des étudiants dotés d’un capital économique et culturel
hérité de parents généralement fortement diplômés. Durant les deux décennies qui
suivent, les enfants des catégories moyennes investissent l’université, et sont
suivis - encore modestement -, au cours des années 1990, par les enfants des
catégories populaires.
Ainsi, les enfants d’ouvriers forment, en 1959, 0,8% de la
population des jeunes de 20 à 24 ans présents dans l’enseignement supérieur. Ce
taux passe à 4,6% en 1975, 6,9% en 1982 et enfin 13,2% en 1993.
La féminisation de l’enseignement supérieur
La massification signifie aussi une ouverture aux femmes, qui
ont également été longtemps exclues de l’enseignement supérieur. Représentant
moins de 5% des étudiants au début du siècle, elles égalent en nombre les
garçons en 1975 et elles sont désormais majoritaires. De 1985-86 à 1994-95, leur
part continue de progresser passant de 52,2% à 56,8% de la population
universitaire.
Le maintien des inégalités
Le report des inégalités à l’université
Le profil des étudiants reste toutefois marqué par une très
forte sur-représentation des étudiants des catégories sociales les plus
favorisées, au détriment des jeunes de catégories sociales plus modestes :
toutes formations confondues, 31% des étudiants ont des parents cadres
supérieurs ou exerçant une profession libérale, 10,1% sont enfants d’ouvriers.
La longueur des études est fortement corrélée à l’origine
sociale : la part des jeunes dont les parents sont cadres supérieurs ou exerçant
une profession libérale en 1er cycle et en IUT est de 30%, et passe à 37% en
troisième cycle. En revanche, les enfants d’ouvriers, qui forment 13% des
étudiants inscrits à l’université les deux premières années d’études, ne sont
plus que 5% en troisième cycle.
Tableau n° 1: L’ORIGINE SOCIOPROFESSIONNELLE DES ETUDIANTS
FRANÇAIS EN 1996/1997 (France métropolitaine) Source : M.E.N, 1997, p
167.
Au barrage à l’entrée de l’université, naguère réservée aux
héritiers, a succédé une ségrégation interne. Celle-ci est particulièrement
marquée entre l’université, les STS (Sections des techniciens supérieurs), les
IUT (Institut Universitaires de Technologie) et les CPGE (Classes préparatoires
aux grandes écoles), mais aussi entre filières et disciplines.
Dans les filières préparant aux métiers les plus prestigieux -
classes préparatoires aux grandes écoles et disciplines de santé - 49,1% et
45,1% respectivement des étudiants sont fils ou filles de cadres supérieures ou
professions libérales.
Ce sont également ces filières dont les effectifs ont connu une
croissance modérée, malgré l’augmentation des effectifs des bacheliers
scientifiques : la sélection à l’entrée des CPGE les a en effet préservées des
effets de la massification.
Tableau n° 2 : L’origine socioprofessionnelle des élèves de
classes préparatoires (Public, France métropolitaine, 1998/1999) Source :
D.P.D
En revanche les filières technologiques courtes, IUT et surtout
STS, en forte progression dans les dernières décennies, recrutent davantage
parmi les enfants d’ouvriers et d’employés : ceux-ci représentent 31,6% des
inscrits en IUT et 35,5% des effectifs en STS.
La progression de la part des femmes dans la population
étudiante s’est effectuée par l’affirmation d’une position hégémonique dans les
formations littéraires et un grignotage progressif des positions masculines dans
les disciplines scientifiques.
Mais les inégalités de situation en fonction du sexe n’ont pas
disparu. Ainsi, si les femmes représentent 56,1% de la population universitaire,
elles sont toujours mieux représentées en premier cycle (57%) et en deuxième
cycle(s) (57,3%) qu’en troisième cycle (50,5%).
Elles restent aussi nettement majoritaires dans les disciplines
littéraires : en lettres, les femmes représentent les trois quarts des effectifs
(76,0%), de même qu’en langues (79,4%) et en sciences humaines, les deux tiers
(68,8%).
A l’inverse, elles représentent seulement le tiers des
étudiants inscrits en sciences et structure de la matière (34,1%) et en STAPS
(32,1%), et moins du quart des effectifs en sciences et technologie - sciences
pour l’ingénieur (22,1%). Elles sont sous représentées dans les classes
préparatoires scientifiques (En 1998/1999, les hommes forment 23% des effectifs
des classes préparatoire littéraires, 44,7% dans les classes préparatoires
économiques et 73,7% dans les classes préparatoires scientifiques).
Le maintien des inégalités s'explique d'abord par la manière
dont sont orientés, dans l'enseignement supérieur, les bacheliers issus des
baccalauréats technologiques (et dans une moindre mesure des bacheliers
professionnels).
Ces derniers investissent aujourd’hui le supérieur alors que,
dix ans plus tôt, la plupart d’entre eux sortaient du système éducatif
directement après le baccalauréat. Ils bénéficient certes de l’ouverture des
antennes universitaires, supposées diminuer les coûts financiers liés à la
poursuite des études. Mais les voies d’entrée qui leur sont alors offertes
fonctionnent encore comme des voies de relégation par rapport aux étudiants
favorisés : leur accueil s’est en effet accompagné d’un renforcement des
hiérarchies sociales et scolaires entre établissements et entre disciplines.
Ces bacheliers tendent d’abord à s’orienter dans le supérieur
dans la continuité des choix précédents : les STS (Sections de Techniciens
Supérieur) apparaissent comme un débouché naturel, de même que les IUT.
Toutefois, la filière IUT, qui leur était initialement destinée, s’avère
tendanciellement monopolisée par des bacheliers généraux, souvent scientifiques,
dont les résultats ont été insuffisants pour une inscription en Classes
préparatoires aux grandes écoles ou en médecine.
Par conséquent, ces « nouveaux bacheliers » s'orientent
massivement vers l’université, et plus particulièrement vers les filières
littéraires. Les bacheliers issus des séries tertiaires sont de plus en plus
nombreux à se tourner vers les disciplines des sciences humaines comme la
psychologie ou la sociologie, mais aussi les formations juridiques, et plus
particulièrement la filière AES (Administration économique et sociale), les
langues (avec les filières LEA), etc.
Devant la sélection qui s’opère désormais à l’entrée des IUT,
les « nouveaux bacheliers » se dirigent, « faute de mieux », vers l’université.
Le manque d’enthousiasme qui marque cette orientation « par défaut » se double
du handicap que constitue l’arrivée dans des filières où la pénurie de matériel,
de personnels administratifs et d'enseignants s’avère la plus criante.
Une université sous équipée pour faire face à la
massification
On ne peut comprendre le monde de l’université et son
fonctionnement inégalitaire indépendamment de cette donnée souvent occultée dans
les débats publics : le faible niveau et la répartition inégalitaire des budgets
consacrés à l’enseignement supérieur.
Une université appauvrie
Le débat sur les transformations de l’université passe par une
réflexion sur les priorités budgétaires de l’Etat et sur la place qu’y occupe
l’éducation. Rappelons en effet que la part du PIB consacrée par la France à
l’enseignement supérieur est inférieure à celle que les autres pays de l’OCDE y
consacrent en moyenne (1,1% contre 1,7% en 1993). Depuis 1993, la part de la
dépense intérieure d’éducation dans le PIB ne cesse de baisser : elle
représentait 7,4% du PIB en 1993, contre 6,9% en 2002.
Un système de financement insuffisant
Le fonctionnement des établissements universitaires est assuré
par des dotations sur critères et des dotations contractuelles versées par
l'Etat. Les premières sont déterminées par une série de normes (appelées normes
San Rémo), qui sont censées tenir compte de la nature des formations
(scientifique et littéraire...), du nombre d'étudiants et des contraintes
(nombre de mètres carrés) de chaque université.
Or, la comparaison entre le nombre d'heures effectivement
enseignées et la dotation théorique (fonction des habilitations accordées et des
normes) montre l’ampleur de la sous dotation en postes : Le nombre total
d'heures enseignées est de 15 889 008 ; alors que les dotations n'en prévoient
que 12 510 977 (l’écart étant comblé par les heures supplémentaires). Du côté
des effectifs en personnels IATOSS, les besoins (selon les normes en vigueur)
sont chiffrés à 39 261 postes, pourtant seuls 35 852 sont pourvus.
La mise en place, en 1991, d'un système de financement censé
assurer une plus juste redistribution, et garantir un même service public pour
tout étudiant sur tout le territoire national, se solde par un bilan mitigé.
Tout d’abord, le tassement des effectifs étudiants et
l'augmentation en nombre absolu des personnels ne compensent pas le retard
accumulé face à l’augmentation massive des effectifs étudiants depuis les années
1960. Ensuite, l’augmentation des postes masque un recrutement massif d’emplois
précaires, tant chez les enseignants (chargés de TD, moniteurs, ATER), que chez
les personnels IATOS ( CES, Contrats emploi solidarité à peine moins précaires
lorsqu’ils sont « consolidés »).
Le creusement des inégalités entre établissements
L’enseignement supérieur ne souffre pas seulement d’un manque
global de financement. Il apparaît aussi, de ce même point de vue, comme un
monde divisé et hiérarchisé.
La comparaison des financements octroyés par étudiant selon que
celui-ci étudie en classes préparatoires aux grandes écoles, à l’université ou
dans un IUT, donne une première indication de ces inégalités. Ainsi, en 2002,
les pouvoirs publics consacrent-ils 11,45 milliers d’euros pour un étudiant de
CPGE ou de STS et approximativement moitié moins pour un étudiant d’université,
c’est-à-dire 6,84 milliers d’euros. Ensuite, la différence est grande entre les
étudiants en sciences, médecine et lettres.
En 1999, la dépense moyenne par élève s’élevait à 41,2 milliers
de francs pour un étudiant d’université (hors IUT et ingénieurs), 55,9 milliers
de francs pour les IUT et 68,9 milliers de francs pour les STS-CPGE, les
formations d’ingénieur culminant à 77,8 milliers de francs. Globalement, cette
dépense est inversement proportionnelle aux effectifs de chacun des ordres
d’enseignement (environ 1.250.000 étudiants à l’université, 290.000 en STS,
CPGE, 115.000 en IUT et 28.000 en formations d’ingénieurs).
Ainsi, à l’université, les étudiants d’origine plus populaire
et issus des baccalauréats professionnalisés, proportionnellement plus nombreux,
sont-ils doublement démunis par rapport à leurs alter ego (si l’on peut
dire) des classes préparatoires aux grandes écoles.
Le système San Rémo devait calculer les dotations en fonction
des besoins des matières enseignées, certaines, comme les matières littéraires,
ne devant pas nécessiter d’équipements aussi lourds que les sciences
expérimentales (par exemple) ; les formations professionnalisées faisant l’objet
d’un traitement préférentiel. Ce système objective l’inégale dotation versée aux
universités. Ainsi, quels que soient les ratios envisagés (nombre d’étudiants
par enseignants, nombre d’étudiants par IATOS, nombre de IATOS par enseignant,
mètres carrés par étudiants, enfin,dotation globale par étudiant), les
universités littéraires sont systématiquement moins bien loties que les
universités scientifiques. L'écart entre les universités littéraires et
juridiques et les autres est patent comme le montre le tableau ci-dessous :
Tableau n° 3 : Estimation de la dépense publique moyenne d’éducation à
l’Université en
2001.
Depuis 1995, le nombre des étudiants a baissé, mais le sous
encadrement administratif reste patent.
Ainsi, pour prendre un exemple, à l'Université de Bordeaux 3,
alors que les effectifs étudiants ont doublé entre 1981 et 1994, le nombre de
personnel IATOS est resté le même ! (voir l'encadré). Ce sous encadrement est
également lié au recours massif aux emplois précaires : dans la même université,
on compte, parmi les personnels IATOS, plus de 60 CES (Contrat Emploi
Solidarité) et CEC (Contrat Emploi Consolidé) et une trentaine de
contractuels.
De plus, le nombre des personnels de catégorie C se réduit sous
l'effet des transformations de postes en catégorie B ou A. L’université tend en
effet à externaliser les missions jusque-là confiées à ces personnels (par
exemple l’entretien).Un choix profondément politique. Comme si ces personnels,
ceux qui sont souvent les premiers au contact des étudiants, n’étaient pas
indispensables au bon fonctionnement de l’université.
Le taux d’encadrement en enseignants n’a pas suivi l’explosion
scolaire. Au début des années 1970, ce taux était de 20,8 étudiants par
enseignant, contre 24,7 en 1990, alors que l’évolution du profil social des
étudiants aurait exigé un taux plus faible encore. De plus, ce taux varie
fortement en fonction des disciplines : 55 étudiants par enseignant en droit ;
34,6 en lettres et 15,1 en sciences. Là encore, la France est en deçà des normes
européennes.
L'exemple de l'Université de Bordeaux 3 est, là encore, parlant
: la progression du nombre des enseignants apparaît très insuffisante par
rapport à l'augmentation du nombre d'étudiants. Quant au nombre de personnels
IATOSS, la dégradation du taux d’encadrement est encore plus manifeste : alors
que le nombre d’étudiants double, celui des IATOSS reste constant.
Cette politique renforce les inégalités existantes entre
établissements et entre disciplines. Les handicaps tendent ainsi à se cumuler :
plus l’université est récente, plus la discipline est basse dans la hiérarchie
universitaire, et plus le taux d’encadrement en enseignants est faible, et plus
la proportion d’enseignants précaires est forte.
Ce sous encadrement est en effet aggravé par la pénurie, mais
aussi la précarité qui marque les politiques de recrutement. Les moniteurs de
l’enseignement supérieur, les attachés temporaires d’enseignements et de
recherche, qui le plus souvent préparent une thèse, mais aussi les chargés de
cours, assurent un nombre non négligeable des enseignements à l’université, le
plus souvent dans les premiers cycles.
Les insuffisances de la démocratisation dans le secondaire ont
été soulignées depuis longtemps. Il s’agit d’en tirer les leçons. De nombreuses
études montrent, depuis les années 1960, à quel point la possession des manières
de dire et de faire conformes à la culture scolaire est déterminante pour la
réussite des élèves, et à quel point elle favorise les étudiants issus de
classes supérieures.
Or les étudiants qui arrivent aujourd’hui à l’université, et
qui, en moyenne sont d’origine plus populaire que leurs aînés, s’orientent en
masse dans les filières littéraires et les sciences humaines où le manque de
moyens se fait sentir le plus.
Le dualisme social à l’intérieur de l’université se creuse
(pour ne pas parler de l’ensemble de l’enseignement supérieur) ; le parcours en
premier cycle, d’une durée extrêmement variable d’un étudiant à l’autre, remplit
ainsi une fonction d’aiguillage devant laquelle les étudiants sont inégalement
armés.
II - La justification de la réforme au nom de l’ouverture
internationale
« Devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et
la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable
accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une
plus grande cohésion sociale. » (Objectif stratégique à 2010, fixé pour l'Europe
au Conseil européen de Lisbonne - mars 2000)
Les réformes de l’enseignement supérieur examinées dans ce
livre noir sont en grande partie le résultat d’un processus intergouvernemental
qui dépasse largement les frontières de l’Hexagone, et se déroule principalement
à l’échelle des pays de l’Union européenne et de l’Espace économique
européen.
Au cours des différentes rencontres organisées depuis 1998 au
sein de ce qui est maintenant appelé le " Processus de Bologne ", les ministres
de l’enseignement supérieur européens se sont régulièrement réunis pour discuter
des conditions de mise en œuvre d’un " Espace européen de l’enseignement
supérieur " (EEES) d’ici à 2010, qui selon eux contribuerait à renforcer les
dimensions culturelles, intellectuelles, technologiques (et pas seulement
économiques), de l’Europe.
La construction de l’EEES vise officiellement à améliorer :
- La compétitivité de l’enseignement supérieur européen
vis-à-vis des autres pays développés, de manière à augmenter l’attractivité de
la zone Europe pour les étudiants étrangers et à accroître la reconnaissance des
diplômes européens à l’étranger, tout cela dans un environnement international
évoluant rapidement.
- La mobilité des étudiants et des diplômés, et dans une
moindre mesure celle des enseignants (au sein de l’Europe mais aussi plus
largement), de manière à favoriser l’accueil d’étudiants étrangers et l’envoi
d’étudiants nationaux dans d’autres pays.
- L’employabilité des diplômés : pour favoriser leur
intégration sur le marché du travail (y compris à l’étranger) tout au long de
leur vie, et mieux adapter le contenu et la forme des enseignements aux attentes
de la société et de l’économie.
Pour mener à bien ce programme, les membres du « Club de
Bologne » ont produit une série de recommandations devant être appliquées à
l’échelle européenne. Celles-ci se traduiront par des réformes, au niveau
national, qui ont déjà été présentées ici.
Nous passons rapidement en revue ces recommandations, puis nous
examinerons comment elles s’articulent avec les réformes de l’Université
française actuellement en discussion.
Les principales recommandations sont :
- La « lisibilité » internationale des diplômes européens pour
les étudiants et employeurs étrangers doit être accrue. Ceci implique une
simplification et un assouplissement de la structure des diplômes dans certaines
filières, ainsi qu’un affichage clair des connaissances et compétences
afférentes.
- Les universités doivent développer leur réactivité par
rapport aux changements techniques, scientifiques et économiques internationaux,
notamment par une plus grande autonomie vis-à-vis des pouvoirs centraux.
- La qualité des diplômes doit être assurée par des organismes
indépendants et transnationaux, qui évalueront le diplôme en fonction de normes
internationales ; une démarche d’amélioration de la qualité par des procédures
internes d’audit de l’enseignement et de la recherche doit se mettre en place
dans chaque établissement autonome, de manière à développer une « culture de la
qualité ».
- L’assouplissement de la politique d’attribution des visas
pour les étudiants étrangers (les plus solvables), l’amplification de l’aide au
financement de la mobilité, l’amélioration de la qualité des services entourant
la vie universitaire sont nécessaires.
- Les compétences « informelles » et transversales, comme
l’autodidaxie dans un environnement technique changeant rapidement, la capacité
à assumer des responsabilités et à s’intégrer dans une équipe, les qualités de
socialisation, la maîtrise de langues étrangères, etc. doivent être développées
dans le cadre de la formation, qui devrait ainsi être plus tournée vers la vie
active, au moins au niveau Licence.
- Les systèmes d’éducation doivent être accessibles tout au
long de la vie, y compris pendant la vie active ; des méthodes d’apprentissages
informelles doivent être prises en compte pour une reconnaissance plus flexible
et plus individualisée de la qualification.
La plupart de ces idées paraissent au premier abord comme
allant plutôt dans une bonne direction. Nous verrons un peu plus loin qu’elles
sont inspirées par des motivations moins pures et qu’elles entraînent des
conséquences bien plus néfastes qu’on ne pourrait le croire.
En attendant, nous pouvons examiner plus clairement la
justification par l’ouverture internationale des réformes que propose le
gouvernement français pour notre Université.
• La réforme LMD
La justification officielle la plus fréquemment invoquée repose
sur la nécessité d’harmoniser les cursus universitaires européens. Cependant
cette réforme répond également au besoin de « lisibilité » et de compétitivité
internationale hors de l’Europe, puisqu’elle permet de se rapprocher du modèle
anglo-saxon dominant à l’étranger (Bachelor/Master/PhD). L’organisation des
études en 3-5-8 permet de proposer aux étudiants un cycle court de 3 ans,
professionnalisant et reconnu (comme aux Etats-Unis, par exemple), en laissant
la possibilité à un petit nombre d’étudiants de continuer vers le master et le
doctorat ; à terme cela permet de réduire la longueur des études, en France et
dans d’autres pays européens où le temps de formation initiale est bien plus
important qu’aux Etats-Unis (seulement un tiers des étudiants français
obtiennent leur maîtrise en 4 ans). La longueur des cursus et le fait que de
nombreux étudiants n’obtiennent leur diplôme que tardivement sont des facteurs
qui diminuent l’attractivité des études en Europe pour les étrangers, ainsi que
l’employabilité des diplômés européens hors de leur pays.
La semestrialisation et le système de crédits ECTS, déjà
utilisé dans la communauté européenne (par exemple pour les échanges
SOCRATES-ERASMUS), relèvent partiellement du même souci de rapprochement et de
mise en concurrence avec le modèle anglo-saxon.
Enfin, le développement de l’enseignement à distance par les
nouvelles technologies de l’information et de la communication est explicitement
cité dans le décret LMD : c’est un domaine en expansion constante dans lequel
l’Europe n’a pas l’intention de se laisser distancer.
• L’autonomie des universités
Le processus de Bologne considère que la « rigidité » du
système d’administration de l’enseignement supérieur en France et ailleurs en
Europe serait un frein à la compétitivité et à l’attractivité de nos universités
sur le plan international. Il prône donc de donner une grande autonomie,
financière entre autres, à celles-ci.
La réunion de Salamanque en mars 2001, où de nombreuses
institutions européennes d’enseignement supérieur s’étaient réunies, a donné
lieu à la création de l'Association Européenne de l'Université (EUA). Celle-ci a
déclaré à cette occasion : « Les institutions d'enseignement supérieur
acceptent les défis de l'environnement concurrentiel dans lequel elles opèrent
au niveau national, européen et mondial […] La dynamique requise pour l'Espace
Européen de l'Enseignement Supérieur restera inopérante, ou provoquera une
concurrence inégale, si se maintiennent l'excessive réglementation et la
mainmise financière et administrative qui pèsent actuellement sur l'enseignement
supérieur en de nombreux pays. ». L’autonomie, qui parait être
acceptée et même souhaitée par les responsables universitaires à Salamanque, a
donc un prix : elle est de nouveau justifiée et rendue possible par
l’amélioration de la compétitivité et le plein exercice de la libre concurrence,
y compris entre universités européennes, en bonne logique « libérale ».
• La contractualisation du statut de
l’enseignant-chercheur
La réforme du statut des enseignants-chercheurs (ES) semble
être apparentée à la problématique de l’assurance-qualité dans un monde
d’universités autonomes et en concurrence.
On peut interpréter la contractualisation par objectif des ES,
sous le contrôle de leur établissement universitaire autonome, comme un élément
précurseur de la mise en place des procédures, préconisées par le « Club de
Bologne », d’audit interne du personnel et des méthodologies, audit nécessaire à
la certification de la qualité des diplômes (selon les normes européennes et
internationales) dans un environnement concurrentiel, décentralisé et « ouvert
sur le monde ».
Après avoir relié certains éléments des réformes de
l’Université en France aux critères de compétitivité vis-à-vis de la concurrence
internationale et européenne, et à la mobilité qui va avec, nous allons essayer
de remettre en perspective ces deux points clés.
La compétitivité et la mobilité internationale
La compétitivité de l’Université est définie dans deux cadres
différents (et non exclusifs) : la « société de la connaissance » et la «
rentabilité de l’enseignement supérieur ».
La « société de la connaissance »
En premier lieu, il y a l’idée que ce qui va constituer la
richesse et l’influence des grands blocs géopolitiques développés, tels que
l’Europe au XXIe siècle, c’est la connaissance, l’innovation et la valorisation
de la recherche, dans tous les domaines.
Dans la « société de la connaissance », il ne s’agit plus de
produire et d’exporter mais bien d’attirer les capitaux et les investisseurs
pour financer une recherche-développement de plus en plus coûteuse, dans une
perspective de fonds publics évoluant peu en volume. Cette attractivité va
dépendre de nombreux facteurs et en particulier de l’excellence du secteur de la
recherche et du rapport « qualité/prix » de la main d’œuvre locale: deux aspects
dépendant directement de l’enseignement supérieur, qui se doit, en plus de
produire des chercheurs d’élite, d’élever pour un coût compétitif la plus large
fraction possible de la population jusqu’à un niveau de qualification compatible
avec l’ « économie de l’immatériel ».
D’autre part, cette concentration des financements et la bonne
qualité du cadre d’enseignement et de recherche permettent de séduire les
étudiants, professeurs et chercheurs étrangers (tout en sélectionnant les
meilleurs d’entre eux) : un « cycle vertueux » est ainsi institué conduisant à
terme à la création de « pôles d’excellence » reconnus internationalement, sur
le modèle des grands centres universitaires américains, où le nombre d’étudiants
et de chercheurs étrangers est sans commune mesure avec ce que l’on peut
observer en France, à quelques exceptions près (alors que la proportion
d’étudiants étrangers aux Etats-Unis est 4 fois plus faible qu’en France). Les
pôles d’excellence participeraient de fait à l’élaboration des normes
internationales de qualité et de certification des diplômes et des diplômés.
Cette élite étrangère, une fois retournée dans les pays
d’origine participera au rayonnement du pays et de l’université d’accueil : en
effet ces personnes auront été influencées culturellement et socialement pendant
leurs années d’études et se transformeront tout naturellement en ambassadeurs du
pays d’accueil, cela au sein même des cercles de recrutement de l’élite
dirigeante de leur pays.
Le discours sur ce nouveau type de société se conclut par
l’affirmation que faire l’impasse sur la compétitivité de l’enseignement
supérieur reviendrait pour les pays européens à s’exclure progressivement de la
scène internationale, alors que leur concurrent direct, les Etats-Unis, ayant
bien pris la mesure des enjeux, verraient leur rôle renforcé. Il serait plus que
temps de prendre des mesures (publiques) visant à remettre l’Europe en selle
pour le XXIe siècle, nous disent donc les promoteurs du processus de
réforme.
Cette vision des choses soulève d’emblée des questions
difficiles : inégalités entre pays pauvres et pays riches, pertinence du modèle
anglo-saxon appliqué à des cultures autres, place de la démocratie
représentative face à des réseaux mal identifiés (association d’anciens élèves,
par exemple) ou à des organismes transnationaux, etc.
Cependant, même si l’on accepte dans les grandes lignes la «
société de la connaissance » et sa techno-science triomphante, telle qu’elle
nous est présentée par les décideurs actuels, on ne peut ignorer les graves
conséquences de la mise en concurrence des universités et de la quête débridée
de l’ « excellence » (avec une dépendance de plus en plus importante vis-à-vis
des financements privés), d’abord sur la recherche elle-même :
- La soumission des thèmes de recherche à l’utilitarisme ou aux
intérêts économiques s’accentue, alors même que la difficulté d’une vision à
long terme est réelle, étant donné l’aspect spéculatif inhérent à la recherche.
La surface de la recherche fondamentale et des sujets « marginaux » dans un
schéma de ce type est loin d’être garantie.
- La restriction de l’accès à la connaissance pour des raisons
commerciales ou stratégiques de valorisation de la recherche n’est guère
compatible avec la tradition scientifique de libre circulation des nouvelles
techniques et des nouvelles idées, qui contribue à la maximisation de leur
utilité scientifique.
L’adoption de ce paradigme de la concurrence et le retour en
grâce de l’individualisme et des « réseaux informels » de pouvoir a également
des conséquences sur l’enseignement :
- La nécessité de former massivement une main d’œuvre
qualifiée, flexible, et au coût concurrentiel, cela sans augmenter les
investissements publics, entraîne une pression très forte sur le système
d’éducation. Cela jusqu’à le contraindre à changer de nature, en le faisant
tendre vers une organisation du type « éducation permanente » ou « éducation à
la carte », avec établissements autonomes, frais d’inscriptions importants,
crédits étudiants pour financer les études, etc. Une transition vers un système
de ce type est aussi un moyen de responsabilisation de l’étudiant envers sa
propre réussite par un réflexe consumériste et individualiste, et favorise le
raccourcissement du temps réellement employé à obtenir un diplôme, ce qui
contribue à la diminution des coûts.
- Le contenu et la certification des formations de
l’enseignement public dépendent plus fortement des employeurs, jusqu’à être
directement sous leur contrôle (diplômes et écoles d’entreprises, fondations
académiques, etc.).
- L’élitisme devient une règle acceptée ouvertement et un but à
part entière pour les institutions d’enseignement supérieur : « Numéro 1 ou rien
».
- La correction des inégalités d’accès à l’enseignement
supérieur est laissée au bon vouloir des bailleurs de fonds et du marché en
général, que ce soit à l’échelle individuelle, à l’échelle régionale, ou même à
l’échelle de pays entiers.
- Les statuts des personnels sont remis en question par le
levier de l’assurance-qualité, des procédures d’évaluation interne et externe et
de l’obligation de résultats.
On voit que, dans cette perspective, l’on s’éloigne
considérablement du modèle d’enseignement supérieur français, et même de son
équivalent chez la plupart de nos voisins européens : réductions des inégalités
sociales, égalité territoriale, certification nationale des diplômes, gratuité
des études sont des notions qui seront oubliées dans les institutions
d’enseignement de la « société de la connaissance ». Est-ce bien l’avenir que
nous voulons pour les universités françaises, et européennes ?
Sur un autre plan, on peut se demander si la science française
et européenne est si mal placée sur l’échiquier international qu’on veuille à
toute force se conformer à d’autres modes d’organisation. Ce n’est certainement
pas le cas en France pour la recherche fondamentale, qui conserve un rang élevé
malgré les Cassandre occasionnels et les crédits déclinants. Quand à la
recherche plus finalisée, et particulièrement dans le domaine des nouvelles
technologies et de la biologie, elle demeure effectivement à la traîne des
Etats-Unis et du Japon, où les financements sont bien plus importants que dans
notre pays (globalement la dépense par chercheur est environ 40% plus importante
outre Atlantique, et le nombre de chercheurs rapporté à la population est 30%
plus grand, une partie de ces différences étant due au plus faible montant des
financements privés).
Un constat analogue peut être fait pour l’enseignement
supérieur français : les diplômes nationaux d’ingénieurs et les doctorats des
universités semblent respectés par nos partenaires internationaux, et sont même
la plupart du temps vus comme le gage d’un niveau de qualification élevé par
rapport aux diplômes étrangers équivalents. Pourtant, les sommes consacrées à
l’enseignement supérieur (par étudiant) chez nos « concurrents » sont également
bien plus élevées : 2.7 fois pour les USA en 2001, la France ayant une dépense
par étudiant largement inférieure à la plupart des pays comparables y compris en
Europe.
Nous allons maintenant aborder le deuxième cadre, assez
différent, dans lequel s’inscrit la compétitivité voulue par nos dirigeants
visionnaires.
La rentabilité de l’enseignement supérieur
La seconde justification pour la compétitivité, affichée en
général moins clairement car nettement moins glorieuse, est la concurrence avec
les autres pays développés sur le marché international de l’enseignement
supérieur : l’enseignement est alors considéré comme une source de profits.
Il faut distinguer plusieurs manières de tirer avantage ou
profit d’une offre de service éducatif à une clientèle étrangère :
1. L’accueil d’étudiants étrangers dans le même cadre que les
étudiants nationaux (et donc éventuellement partiellement subventionnés par le
pays d’accueil) et l’accueil d’étudiants étrangers non subventionnés : ces
derniers payent les études au « coût réel ».
2. L’envoi de professeurs ou de chercheurs à l’étranger.
3. L’ouverture de centres d’enseignement payants à
l’étranger.
4. L’enseignement à distance.
Cette classification est celle qui va prévaloir lors des
négociations du GATT sur l’ouverture des services d’éducation à la concurrence
internationale (elles doivent reprendre en 2005, après un « moratoire » de
plusieurs années).
Les cas 1 (pour les étudiants subventionnés) et 2 correspondent
à la mobilité internationale habituelle qui ressort des considérations examinées
plus haut (« société de la connaissance »). Pour les universités, la présence de
nombreux étudiants étrangers subventionnés, mais payant tout de même une partie
non négligeable des frais peut être un gage d’indépendance financière et le
moyen de maintenir une certaine diversité dans les enseignements, sans que le
coût en devienne prohibitif.
Les cas 3 et 4, et le cas 1 pour les étudiants non
subventionnés, sont d’une autre nature.
Ici, la possibilité est ouverte de s’éloigner des motivations
culturelles, académiques et politiques, et de réellement construire un marché
lucratif des services d’éducation, faisant intervenir des institutions
publiques, privées, ou hybrides.
Quel est l’état actuel de ce marché ? La plus grande partie des
flux d’étudiants se fait des pays hors OCDE vers l’OCDE (70 % environ, sur 1.6
millions d’étudiants en 2000), la moitié environ en provenance des pays
asiatiques émergents et de la Chine. Ces flux se dirigent majoritairement vers
les pays anglo-saxons (la France vient en 4ème position, devant l’Australie et
après les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ce classement est
d’ailleurs controversé, car les « étrangers » ne sont pas partout comptabilisés
de la même manière, et la France pourrait bien être plutôt en troisième
position). La majorité des étrangers expatriés étudiant en France vient des pays
africains (50 % environ, en provenance notamment des pays du Maghreb) et
européens : la France rate donc les cibles considérées comme à « fort potentiel
» constituées par les pays asiatiques.
Il y a aussi un flux intra-OCDE, moins important, mais qui est
aussi orienté vers les pays anglo-saxons. Le nombre d’étudiants « mobiles » a
tendance à augmenter, mais ne concerne encore qu’une petite minorité de
personnes.
Les pays comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont les plus
en pointe dans l’offre commerciale d’enseignement supérieur, avec développement
de campus universitaires à l’étranger, de l’enseignement à distance, et
obligation pour la majeure partie des étudiants « importés » de payer les études
au moins au coût réel. Cela semble important pour ces deux pays puisque, pour
l’Australie, les services d’éducation sont la troisième source d’exportation de
services et la quatorzième source d’exportation tout court, la situation est
analogue en Nouvelle-Zélande. Aux Etats-Unis, l’exportation de services
d’éducation correspondait à 7 milliards de dollars par an en 1998 ; il existe
des universités privées à but lucratif (groupe « Sylvan Learning », par exemple,
côté en bourse), et certaines universités réputées ont ouvert des succursales à
l’étranger.
Ce marché est donc bien réel, tourné vers les pays émergents,
et a un poids économique certain, appelé à s’amplifier.
Cette notion de « marché » de l’enseignement supérieur est en
fort contraste avec le service public d’enseignement que nous connaissons en
Europe, qui est généralement quasi gratuit ; quand il est payant les droits
d’inscription sont très largement inférieurs à ceux pratiqués par exemple aux
Etats-Unis: nos universités fonctionnent en très grande partie sur crédits
publics, et elles sont parmi les dernières à le faire.
De ce point de vue, les perspectives commerciales évoquées plus
haut, permettent a minima pour les universités publiques d’envisager des
sources de financement alternatives en cas de diminution des crédits publics, et
pour des institutions d’enseignement supérieur privées de se développer
fortement dans un domaine considéré comme très important pour la croissance
économique des pays de l’OCDE dans les vingt prochaines années.
Quelles conséquences cela a-t-il ? La logique commerciale
exige, pour exister sur ce marché, de se plier au standard existant de facto
: le modèle d’organisation de l’enseignement et des diplômes anglo-saxon,
actuellement « leader » dans le commerce international de l’éducation…
L’émergence de « marques universitaires mondiales » européennes, chères à Claude
Bébéar et à l’Institut Montaigne est à ce prix, et l’on peut donc penser, en
observant la montée en puissance de ces offres commerciales, que l’enseignement
privé (ou une forme hybride public/privé) jouera un rôle de plus en plus
prépondérant dans le monde et en Europe. Le pur intérêt économique devient ainsi
un élément fondamental du remodelage de notre système d’éducation.
Notons au passage que la France n’est pas restée inactive dans
ce domaine, puisque Claude Allègre et Hubert Védrine ont créé en 1998 l’agence «
Edufrance », un groupement d’intérêt public chargé de la promotion à l’étranger
de l’offre d’enseignement française (publique et privée) et de l’amélioration de
la prestation globale de services pour les étudiants arrivant en France (visa,
logement, santé, etc.). Concrètement, Edufrance se charge d’informer les
étudiants des possibilités éducatives offertes en France (via un catalogue
consultable sur Internet, par exemple), organise des opérations de « marketing »
à l’étranger et se préoccupe de - grandement - faciliter les démarches
administratives, et notamment l’obtention des visas, pour leurs clients.
Le terme de « clients » est employé ici sciemment, car il
s’agit bien de cela : comme le fait savoir le directeur général d’Edufrance dans
un entretien largement diffusé : « Nous voulons accueillir des étudiants de
pays industriels et émergents qui assurent financièrement leur formation afin de
proposer une alternative au système de bourses ou d'échanges ». La
consultation du catalogue sur le site Web d’Edufrance fait d’ailleurs rapidement
comprendre, vu les frais de scolarité demandés pour la plupart des formations,
que ces offres ne s’adressent certainement qu’à une toute petite minorité des
citoyens des « pays industriels et émergents », sans même parler des pays du
tiers-monde.
Bien sûr, la France n’est pas totalement inactive en terme
d’aide aux pays en voie de développement, à travers certaines organisations
internationales et également grâce à des bourses et des séjours de formation
subventionnés : cependant ces aides restent confidentielles et les candidats
sont en tout cas soumis à une sévère sélection. De plus, l’attribution des aides
est conditionnée à la satisfaction de critères politiques qui reflètent
l’intérêt de la France, et il existe depuis les années 80 (début de la «
massification » de l’université) une volonté des pouvoirs publics d’augmenter la
proportion d’étudiants venant des pays développés, au détriment des autres, qui
a donné lieu à une multiplication des barrières administratives pour les
étudiants arrivant des pays du Sud.
A cette époque, la France était le deuxième pays d’accueil au
monde pour les études à l’étranger (après les Etats-Unis) et les responsables
politiques et universitaires manifestaient leur inquiétude devant cet afflux
qui, selon eux, menaçait l’équilibre du système universitaire français. La
diminution du nombre d’étrangers étudiant en France, dont la cause est attribuée
à une mauvaise « compétitivité » de l’enseignement supérieur français, est
souvent instrumentalisée pour argumenter sur l’urgente nécessité de réformer ce
dernier, et cela depuis le milieu des années 90 et l’émergence du « marché »
international de l’éducation. En réalité, la baisse s’est étendue sur la période
1985-1995 et s’explique justement en grande partie par la mise en place de
mesures restrictives pour les étudiants venant des pays du Sud.
On peut noter également, comme signe du revirement français des
pays pauvres vers les pays à « fort potentiel », la mise en route dès 1998 du
programme de bourses EIFFEL, dont l’objectif affiché était d’attirer l’élite des
pays émergents d’Asie et d’Amérique Latine.
Force est donc de constater qu’il y a bien déjà deux poids et
deux mesures dans l’accession à l’enseignement français et aux séjours d’étude
sur le sol français : d’un coté les étudiants fortunés, qui verront se dérouler
devant eux un tapis rouge à leur arrivée en France, et les un peu moins
fortunés, ceux qui seront impitoyablement sélectionnés suivant des critères
parfois incompréhensibles et qui pour la plupart resteront chez eux.
La France ne fait en cela que reproduire la situation déjà
existante dans les pays anglo-saxons où, en règle générale, les études ne sont
accessibles qu’aux étrangers pouvant payer des frais d’admission élevés et
justifier de ressources suffisantes (et où parfois cette barrière existe
également pour les étudiants nationaux). De fait, les pays anglo-saxons
présentent un pourcentage d’étudiants étrangers 3 à 4 fois plus faible que la
France ou l’Allemagne, par exemple.
La mobilité intra-Européenne et intra-nationale
En ce qui concerne les aspects purement européens de la
mobilité, qui sont défendus en premier lieu dans le processus de Bologne, car
vus comme une étape vers l’instauration d’une véritable mobilité internationale,
il existe depuis longtemps des instruments destinés à la mettre en œuvre au sein
de la communauté européenne.
En plus des nombreux accords bilatéraux d’échanges d’étudiants
et d’enseignants, le principal et le plus ambitieux programme de mobilité à
coloration « européenne » est le plan SOCRATES, dont le précurseur a été le
célèbre programme ERASMUS d’approfondissement des relations entre les
universités en Europe, fondé en 1987 (il existe d’autres programmes, consacrés à
la mobilité professionnelle ou dans d’autres branches de l’enseignement).
Des bourses de mobilité pour les étudiants du supérieur font
partie des actions ERASMUS et la plupart des observateurs s’accordent à
constater que le bilan d’ERASMUS, au moins pour la mobilité, est mitigé : le
nombre d’étudiants partis grâce à ERASMUS depuis sa création est de l’ordre de
750 000 pour l’ensemble de l’Europe élargie (plus certains pays de l’Est), soit
pas plus de quelques milliers par pays et par an.
Les raisons du succès modéré de ce programme sont diverses : le
montant des bourses est faible (une centaine d’euros par mois, en moyenne,
cumulable avec d’autres bourses), l’enveloppe de crédits européens attribués est
limitée, et enfin les barrières linguistiques et administratives restent
importantes, malgré la généralisation du système de crédits ECTS qui est utilisé
pour juger des équivalences de diplômes des étudiants ERASMUS.
De nouveau, on imagine aisément que les séjours d’études à
l’étranger organisés par ERASMUS ne s’adressent guère qu’à des étudiants
financièrement favorisés : la barrière de la langue est moins marquée pour les
étudiants issus de couches aisées, et on peut difficilement quitter son pays
pour aller suivre des cours dans une grande ville étrangère pendant environ une
année, avec pour seule ressource la bourse de mobilité (100 à 150 euros mensuels
donc), éventuellement cumulée avec une bourse nationale pas beaucoup plus
importante.
Car en effet la mobilité coûte cher, et imaginer qu’un jour un
programme européen de dimension pharaonique va permettre à tout étudiant d’aller
faire un séjour prolongé à l’étranger (au moins une fois dans sa scolarité),
cela à un moment où tout est fait pour limiter le poids des financements
publics, semble relever de l’utopie, sinon du pur délire. La réalité plus
prosaïque est que, pour des raisons de coût, la mobilité sera réservée à ceux
qui pourront la payer et à ceux qui auront été sélectionnés comme faisant partie
de l’élite méritante (deux catégories qui se recouvrent souvent) : un schéma
proche de celui de la mobilité internationale.
Les modernisateurs de Bologne peuvent-ils vraiment être dupes
de cette réalité quand ils défendent la mobilité étudiante ?
Malheureusement, les mêmes remarques sont valables à l’échelle
nationale : les étudiants français qui voudront rejoindre une université
française prestigieuse, mais située dans une autre région que celle de leur
résidence, ou les étudiants qui voudront se lancer dans une filière qui n’existe
pas dans l’université de leur région auront des difficultés s’ils n’ont pas les
ressources propres suffisantes. Et ce type de problèmes risque de se présenter
encore plus fréquemment si les universités, de par leur autonomie nouvellement
acquise, se spécialisent encore plus tout en se faisant concurrence.
Loin de l’utopie
Il semble ainsi se dessiner une vision un peu moins idyllique
des motivations qui poussent le " Club de Bologne " à favoriser la compétitivité
de l’enseignement supérieur européen et la mobilité intra-européenne et
internationale.
Ces idées qui paraissent certes séduisantes quand on les
considère généralement (qui refuserait de voyager dans le monde entier pour
étudier ? Qui serait contre un enseignement supérieur de qualité et reconnu
internationalement ?), peuvent aussi être interprétées sur la base de
considérations beaucoup plus pragmatiques, fortement reliées à la «
rationalisation » de la production du capital intellectuel (voulue par le monde
économique), à la répartition du pouvoir géopolitique à l’échelle internationale
dans le futur proche, et au consensus de plus en plus large dans les cercles
dirigeants sur le fait que le monde est décidément trop complexe pour le laisser
aux mains de la démocratie représentative.
Sur le problème de la place de la démocratie représentative
dans les processus de décisions, la manière dont le Club de Bologne est utilisé
pour contourner les limitations des traités européens est d’ailleurs
symptomatique.
En effet, les réformes d’inspiration « libérale » de
l’éducation se sont toujours révélées délicates quand elles ont été menées à
l’échelle nationale, suscitant rarement une forte adhésion populaire (la France
illustre bien cette réalité). L’Europe a souvent été le lieu où des changements
fondamentaux ont pu être décidés sans réelle consultation démocratique, et
aurait idéalement pu être utilisée pour décréter sans douleur la réforme de
l’Université, en limitant la concertation à des cercles privilégiés d’experts,
de dirigeants et de représentants de la « société civile ».
Or, les textes fondateurs de l’Union européenne garantissent
que le contenu des enseignements et l’organisation du système éducatif restent
du domaine réservé des états membres, l’Europe jouant uniquement un rôle
d’encouragement à la coopération entre ces états.
Le processus de Bologne permet de s’affranchir de cette
limitation, tout en défendant, sur la question de l’éducation, des thèses et des
réformes pratiquement confondues avec celles de l’Union Européenne et
d’organismes tels que l’OCDE ou la Banque Mondiale, y compris au niveau des
méthodes d’application de la réforme qui se doivent d’avoir l’aspect le moins
dirigiste possible.
On arrive ainsi à éviter les écueils de la législation
européenne, tout en se prévenant contre la dangereuse nécessité d’une
consultation démocratique à l’échelle nationale.
III - Une réforme justifiée pédagogiquement ?
Les projets actuels de réforme de l’université (LMD - Licence,
Master, Doctorat -, « modernisation », transformation du statut des
enseignants-chercheurs, etc.), même lorsqu’ils se revendiquent de « l’intérêt »
de l’étudiant, tirent un trait sur la question de la pédagogie (tout comme ils
évacuent la question des moyens et de l’autonomie de la recherche fondamentale).
Le mot d’ordre de la « professionnalisation » et la réorientation progressive
des discours sur la seule certification occultent toute interrogation sur le
contenu et le volume des connaissances transmises ; sur les moyens de favoriser
l’accès pour tous les étudiants - à chacun des niveaux du cursus et en tenant
compte des inégalités scolaires qui les caractérisent - à l’état le plus avancé
des savoirs produits par chaque discipline ; sur l’évaluation et l’amélioration
du (rendement du) travail pédagogique en terme de transmissions des savoirs. Ces
questions sont-elles dépassées ? Les réformes précédentes, et notamment la
réforme Bayrou, ont-elles fait l’objet d’un bilan rigoureux ? Qui en a tiré
avantages et lesquels ?
Ces projets mettent aussi en évidence le peu de considération
des pouvoirs publics, du Ministère et des Présidents des Universités, pour les
enseignants-chercheurs et plus généralement les personnels universitaires, en
rien consultés de manière sérieuse. L’actualité immédiate en témoigne, qui voit
la Conférence des Présidents d’Université militer activement pour le projet de
loi de « modernisation » des universités, faisant fi de l’opposition exprimée
par un certain nombre d’étudiants et d’enseignants au printemps 2003.
L’accent mis sur l’ouverture européenne et la mise en place de
« nouveaux diplômes » (LMD.) cache une réforme de plus grande ampleur :
suppression du cadre national des diplômes et création d’une offre pédagogique
plus ou moins étroitement locale ; regroupements disciplinaires ; «
professionnalisation » des cursus. Dans ce « débat » unilatéral, la
«décentralisation », pourtant bien engagée dans les faits, est présentée comme
l’élément décisif de la « modernisation » des Universités. La traduction la plus
immédiate de l’autonomie des universités en matière décisionnelle et économique
risque d’être la gestion de la pénurie, tandis que la « liberté » octroyée
vis-à-vis d’une réglementation nationale unificatrice risque de se commuer en
dépendance vis-à-vis des intérêts politico-économiques locaux.
Cette « décentralisation », en diminuant la représentation des
enseignants-chercheurs et en renforçant celle des présidents comme celle des
entrepreneurs économiques dans les instances représentatives et décisionnelles
des Universités d’une part, en contribuant d’autre part à une refonte générale
des diplômes (passage au LMD), abolit le cadrage national des formations. De ce
fait, plutôt que de les combattre, elle va légitimer en les entérinant les
inégalités qui existent entre universités. Ces projets visent en réalité une
dérégulation et une mise en concurrence généralisée du service public
d’enseignement supérieur, prélude possible d’une future privatisation.
L’observation de la mise en place du LMD fait d’abord
ressortir, au niveau ministériel, une concentration du pouvoir personnel
rarement vue jusqu’à ce jour. Les plus hauts responsables ministériels se
conduisent en la matière comme de petits despotes gouvernant à coup de notes
sibyllines, comptant sur l’insécurité dans laquelle ils placent les personnels,
enseignants-chercheurs et responsables d’UFR, etc., pour faire passer leur
réforme. Dans les universités où elle est déjà engagée, l’observation montre que
c’est la mise en concurrence généralisée qui est la règle. Le leitmotiv de la
réforme est l’urgence : on retrouve ici, de façon implicite bien sûr, le thème -
cher à certains économistes - de la « thérapie de choc » : pour mettre en œuvre
une réforme qui a toutes chances de susciter de nombreuses résistances, il faut
aller vite et laisser entendre que l’on ne peut pas rater le train au risque de
courir à la catastrophe. Cette contrainte suscite l’hyperactivité plus ou moins
contrainte d’une frange d’enseignants-chercheurs et pas seulement celle des
responsables administratifs locaux. Elle modifie les relations entre disciplines
et entre collègues.
Taux d’échec, « démocratisation » et questions disciplinaires
Si l’on prétend se préoccuper des carrières scolaires des
étudiants et de leurs apprentissages, peut-être faudrait-il d’abord étudier la
manière dont l’université a géré, souvent avec les moyens du bord, et de manière
différenciée selon la position des établissements et les hiérarchies
disciplinaires, l’arrivée de nouveaux étudiants à partir du milieu des années
1980. Peut-être faudrait-il aussi évaluer les effets produits par les réformes
précédentes, et notamment la « réforme Bayrou » (avec la semestrialisation et la
modularisation des enseignements, la compensation inter et intra-modulaire,
l’évaluation des enseignants par les étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il
aussi examiner sérieusement la validité des explications les plus communément
avancées par les « réformateurs » auto-proclamés de l’université pour justifier
l’application à marche forcée de leurs « réformes ».
Retour sur le taux d’échec en DEUG : vraie réalité, interprétations
fallacieuses
A l’observateur pressé (et peu regardant sur la qualité des
instruments d’observation), la réforme Bayrou, par exemple, pourrait sembler
avoir partiellement favorisé la réussite des étudiants de certains premiers
cycles (à la seule condition, et encore, de s’appuyer sur un indicateur de
réussite aussi grossier que le simple taux de passage de première en deuxième
année de DEUG, ou de passage d’un cycle à l’autre). Bref, sans qu’il soit
question de prendre en compte la hiérarchisation scolaire des filières et
l’éventuelle augmentation de la ségrégation (sociale et scolaire) entre
établissements supérieurs et entre filières. Sans qu’il soit question non plus
de chercher à mesurer les connaissances effectivement transmises (en les
rapportant à l’état des connaissances disciplinaires à un moment donné).
Le taux d’échec en DEUG est porté au passif des universités et
des enseignants accusés d’être majoritairement opposés à la réforme d’un côté,
de pratiquer une sélection insidieuse de l’autre. Tous les « modernisateurs » y
voient un argument décisif justifiant leur réforme : « l’efficacité du système
éducatif » (titre d’une des parties du rapport récent de la Cour des Comptes)
ou, en termes plus technocratiques/managériaux encore, son « rendement » est
trop faible.
Pourtant, si cet échec est une réalité, il n’a pas le sens que
lui donnent les partisans de la « réforme ». Il justifie encore moins les
aménagements proposés qui, loin de réduire l’échec, le déplacent. Si les
promoteurs de la « modernisation » avaient véritablement ce souci de l’étudiant,
il y a pourtant quelques mesures simples, certes budgétairement coûteuses mais
politiquement audacieuses, qui permettraient très rapidement de réduire cet
échec.
Le taux d’échec est interprété de façon biaisée par les «
réformateurs ». Notons d’abord qu’il est le plus élevé dans les universités et
facultés de droit qui sont pourtant les moins critiquées par ceux qui dénoncent
inlassablement l’inadaptation des universités mais prennent essentiellement pour
cible les universités de lettres et de sciences humaines. Si l’échec est plus
important en droit, cela tient aux formes pédagogiques qui y sont dominantes, et
notamment à l’hypertrophie du cours « magistral » ou plutôt « ex cathedra » (un
vrai non-sens pédagogique, héritage de l’université impériale), là où les
universités de lettres et de sciences humaines donnent une plus grande part aux
travaux dirigés. Ce dernier choix pédagogique vaut d’ailleurs aux universités
littéraires une deuxième critique elle aussi ciblée : on leur reproche, au
travers de ce choix pédagogique certes plus coûteux, leur gabegie en matière de
gestion financière, occultant au passage le fait qu’elles sont moins bien dotées
parce que moins bien traitées par les normes « San Rémo » (un étudiant de
lettres de filière générale dit « papier/crayon » est encore plus « léger »
qu’un étudiant de droit lui aussi pourtant « papier/crayon »).
Indépendamment des spécificités juridiques, le taux d’échec en
premier cycle d’université reste élevé. Mais il s’explique par d’autres raisons
que celles avancées par les réformateurs, d’ailleurs sur un mode implicite
comme, par exemple, le comportement sélectif des enseignants.
L’université « de masse », dans ses filières générales, celles
qui sont au centre de la critique des réformateurs, est « ouverte à tous », elle
ne pratique généralement pas de sélection explicite à l’entrée, contrairement
aux grandes (et plus petites) écoles, aux filières professionnalisées (par
exemple les IUT) et aux formations conduisant à l’obtention d’un Diplôme d’Etat
(comme les écoles des professions sanitaires et sociales). Elle accueille donc
des étudiants aux niveaux scolaires très hétérogènes ; elle accueille en
particulier des étudiants qui n’avaient pas l’intention de faire des études
universitaires longues mais qui ne peuvent pas accéder aux filières courtes mais
sélectives (STS et IUT) pourtant initialement conçues pour les accueillir mais
qui, très rapidement, ont privilégié dans leur sélection les baccalauréats
généraux et les mentions.
Ces étudiants se retrouvent donc à l’université. Dès lors, ils
y rencontrent des difficultés à s’adapter à un système d’exigences différent
mais légitime. Difficultés anciennes jamais totalement résolues notamment en
matière d’expression écrite, faiblesse des encouragements et de l’encadrement
initial de la part de leurs enseignants comme de leur famille dont ils sont
souvent parmi les premiers membres à accéder à l’enseignement supérieur (si ce
n’est à l’enseignement secondaire), découragement devant le travail à effectuer…
tous ces facteurs sont alors à l’origine de comportements anomiques qui
accentuent encore un peu plus la probabilité de l’échec. L’échec ne surgit pas
ex nihilo à l’université : l’obtention du baccalauréat n’a pas effacé,
comme par magie, les difficultés antérieures.
Dès lors, les filières générales des universités peuvent-elles
être tenues pour responsables de ces échecs ? Les moyens qu’on leur affecte pour
accueillir ce public hétérogène et peu sélectionné scolairement sont
insuffisants et notamment très largement inférieurs à ceux dont disposent les
filières plus sélectives pour accueillir des bacheliers qui, de leur côté, ont
moins de « lacunes initiales », c’est-à-dire sont mieux dotés en ressources
(informations sur le système éducatif, relations dans l’univers professoral,
connaissances scolaires, etc.). Ressources que les enseignements universitaires
tendent à valoriser sans jamais avoir les moyens de faire autre chose que de les
exiger tacitement, à défaut de pouvoir en doter progressivement tous les
étudiants. Lorsque l’on considère le taux d’échec dans les filières générales
d’étudiants plus proches, par exemple, de ceux des IUT, la spécificité «
négative » des universités disparaît. Ce que note indirectement la Cour des
Comptes qui dans son rapport d’avril 2003 sur « la gestion du système éducatif »
signale ainsi que « Le taux d’accès au deuxième cycle est de 73,6 % pour un
bachelier ayant obtenu son baccalauréat sans retard, de 49,9 % si ce retard est
d’un an et de 29,1 % s’il est supérieur à un an. » Ces 73,6 % ne sont guère
éloignés des taux de réussite en IUT, de l’ordre de 80 %.
Si les universités les plus mal dotées avaient les mêmes
dotations que les établissements sélectifs, elles pourraient faire encore mieux.
Pourquoi ce qui est bon pour les étudiants des filières sélectives (par exemple
la taille, autour de 20 étudiants, des groupes de TD, rebaptisés « conférences
de méthode », dans les instituts d’études politiques) ne le serait pas pour
l’université qui accueille tout le monde (les groupes de TD dans une université
littéraire sont le plus souvent de 35 élèves, voire 40 et parfois jusqu’à 45) ?
Pourquoi la norme de 15 étudiants par groupe, que l’on retrouve dans tous les
dispositifs dits « de remédiation », mais qui s’impose aussi dans les actions de
formation continue, n’a-t-elle pas cours dans l’université « de masse » qui
avancerait ainsi dans la voie de la démocratisation de la transmission des
savoirs ? Il y a là matière à opérer des choix politiques ambitieux, loin des
propositions conservatrices des « réformateurs » qui ne conduisent qu’à gérer la
pénurie, à conserver le statu quo (en matière de démocratisation
effective de l’accès à l’enseignement supérieur, c’est-à-dire aussi en matière
de transmission et d’appropriation effective des savoirs les plus valorisés) et
ne visent qu’à limiter, voire remettre en cause, l’amorce de démocratisation de
l’accès à l’université (par rapport, par exemple, aux facultés des années
1950).
Un traitement artificiel du taux d’échec
Le procès de l’échec en premier cycle universitaire une fois
instruit, les réformateurs proposent alors de le traiter, mais de façon
totalement artificielle :
- en transférant la responsabilité de l’échec sur les
enseignants, alors rappelés à l’ordre, c’est-à-dire expressément invités à noter
moins sévèrement, comme si la notation, qui entérine l’échec patent à satisfaire
aux exigences universitaires (à un moment donné, dans une discipline donnée),
produisait elle-même cet échec ; comme si, d’autre part, les enseignants
notaient plus sévèrement qu’auparavant ;
- en organisant quasi administrativement l’augmentation du taux
de passage d’un cycle à l’autre, dans le prolongement de certaines dispositions
prises antérieurement au niveau des collèges et des lycées. La réforme Bayrou et
ses prolongements dans le L du LMD obéissent à cette logique consistant, d’une
part, à appeler et contraindre à l’allégement des examens, à la réduction de
leur durée, de leurs exigences - parfois jusqu’à prôner la seule forme du QCM -,
voire à imposer la réduction du nombre d’heures d’enseignement et, d’autre part,
à organiser le maintien des hiérarchies (sociales et scolaires) entre
établissements et entre filières - voire l’augmentation de la ségrégation entre
filières. Les hiérarchies objectives sont ainsi toujours présentes mais masquées
ou brouillées sous la multiplication des appellations, des options, des «
parcours individualisés », bref légitimées par la référence insistante à la
place centrale d’un lycéen puis d’un étudiant abstrait, « acteur » de sa
formation, appelé à développer un « projet » personnalisé.
La semestrialisation et la modularisation des enseignements, la
compensation entre modules et à l’intérieur des modules ont aussi produit leurs
effets. Mais ceux-ci étaient-ils tous attendus ? Ce qui prévaut désormais, et
sans doute plus que jamais, pour chaque discipline, c’est l’hétérogénéité des
formes d’évaluation (suivant les universités, les UFR ou les départements) : les
uns privilégient seulement le contrôle continu, là où d’autres utilisent
conjointement contrôle continu et contrôle final, etc. Et, malgré des cadrages
dits nationaux, on peut d’ores et déjà observer de très grandes disparités selon
les universités, pour une même discipline (entre heures de cours et T.D.,
volumes horaires globaux notamment).
Plus généralement, on ne peut passer sous silence le fait que
la seule application globale de la réforme Bayrou a également été différenciée
selon les établissements et les disciplines : la « démocratisation » (mais
faut-il lui conserver ce titre ?) s’est opérée dans certaines zones de
l’enseignement supérieur, celles qui étaient déjà les plus accessibles aux
étudiants les moins sélectionnés scolairement et socialement. La question de la
démocratisation de l’accès aux grandes écoles n’a vraisemblablement jamais été à
l’ordre du jour, tandis que les facultés de médecine ont maintenu leur double
système de « concours », à l’entrée (avec le numerus clausus en fin de
première année de premier cycle) et pour la formation des généralistes et des
internes (avec le concours de l’internat, réformé en 1982).
Ces dispositions déjà appliquées et les nouvelles propositions
de « réforme » ne peuvent donc qu’accentuer les contradictions de « l’Université
de masse », et conduire à sa dégradation. On ne peut alors s’empêcher de
remarquer qu’une fonction objective du système d’enseignement que les «
réformateurs » n’ont pas cherché à entraver, sinon un objectif secondaire auquel
ils n’ont jamais renoncé, consiste bien à instaurer la sélection à l’entrée de
l’enseignement supérieur ou au cours des premiers mois et des premières années.
Mais une sélection qu’ils voudraient pouvoir justifier pleinement, plus légitime
que la seule sélection s’opérant par le biais d’une orientation subie et de
l’échec visible en premier cycle : si c’était le cas, et si le verdict était
in fine repoussé au seul moment de l’accès à l’emploi, alors il ne
resterait plus qu’à « blâmer les victimes », les renvoyer à leur insouciance
antérieure ou leur incapacité personnelle à se prendre en main, à « construire
un projet » (scolaire et professionnel).
Les pratiques des établissements sélectifs nous renseignent
pourtant sur l’opacité des critères localement utilisés pour faire le tri parmi
les postulants. Comme le remarquent les magistrats de la Cour des Comptes : «
Les filières professionnelles, compte tenu de la forte demande étudiante,
sont ensuite systématiquement sélectives : or les critères de sélection sont
localisés à l’extrême, opaques et non harmonisés, ce qui ne garantit nullement
leur pertinence ». On imagine les conséquences si ces procédures de
sélection à l’entrée se généralisaient à l’ensemble de l’enseignement supérieur.
En l’occurrence, les arguments d’efficacité ou de légitimité démocratique,
avancés par les modernisateurs, ne tiennent pas. La sélection à l’entrée que
prônent certains d’entre eux ne passerait pas par l’organisation d’épreuves et
l’instauration d’un nouvel examen (que n’ont-ils déjà pas dit sur la lourdeur du
baccalauréat et la nécessité de son allègement…). Elle se ferait donc sur
dossier (résultats antérieurs, profil du bac, profil du lycée, et autres
critères beaucoup plus implicites - pourquoi pas l’origine géographique et
nationale ? -) ; elle se ferait aussi sur la base d’entretiens de motivation
dont on sait qu’ils encouragent et privilégient d’abord ceux qui sont
socialement « bien nés », les plus à même de fournir, dans les formes, par la
manipulation de la langue légitime, la preuve de leur « motivation », les plus à
même, aussi, de donner à voir la cohérence d’un « projet », parce que les plus à
même socialement de se projeter dans l’avenir. Autant de critères qui
accentueraient encore les inégalités d’accès et de réussite dans l’enseignement
supérieur.
Dislocation des parcours et conceptions de la pluridisciplinarité
Une rescolarisation improbable
La rescolarisation de l’enseignement supérieur paraît hautement
improbable à l’heure de « l’individualisation des cursus », de l’émiettement des
formations en unités capitalisables ad vitam aeternam, de la
dédisciplinarisation des formations, comme du centrage thématique des masters
autour d’objets spécialisés. Autant de facteurs qui, cumulés, contribueront sans
doute à renforcer les forces centrifuges qui s’exercent sur les cursus et les
trajectoires scolaires (augmentation du turn-over des étudiants,
dispersion d’une masse atomisée de consommateurs démunis), déjà particulièrement
redoutables pour les étudiants les plus faibles scolairement et les moins
soutenus socialement.
Le démembrement des cursus ou des disciplines au profit
d’unités interchangeables est ainsi opéré sans interrogation sur ses effets en
matière d’apprentissage intellectuel. En fait, c’est l’idée même de cursus,
c’est-à-dire d’un cours régulier des études ordonné à un apprentissage
systématique et rationnel sur un temps suffisamment long d’une discipline
donnée, qui disparaît pour ces étudiants-là, au profit de la promotion d’une
logique individualiste et éclectique évoquant plus le fonctionnement d’un
supermarché du pauvre, approvisionné au gré des stratégies économiques des
investisseurs, et jouant à la marge de la fluctuation des goûts ou dégoûts de
consommateurs captifs. Et la généralisation de formats pédagogiques très courts
(organisés sur un semestre) rend impossible la réalisation et le suivi de
travaux de recherche sur une année, c’est-à-dire l’apprentissage du travail
intellectuel et une première confrontation à l’exercice de la recherche.
Plus qu’à une harmonisation des parcours, - et bien loin d’une
mise à plat de tous les « dysfonctionnements » de l’Université et d’une lutte
contre les inégalités dont elle est le siège, sinon la cause -, la mise en place
des LMD risque ainsi de conduire à une dislocation des parcours, et cela
d’autant plus que les étudiants seront moins dotés de ressources (économiques,
culturelle, sociales) à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Du côté des
personnels enseignants, le risque est d’une part de se voir progressivement
cantonnés au rôle de « certificateurs de savoirs et savoir faire » supposés
détenus sinon acquis par les étudiants et, d’autre part, de devenir des
enseignants-administrateurs (de stages, de filières, de diplômes) au détriment
de la production et de la transmission des connaissances.
Ambiguïtés et contresens sur la pluridisciplinarité
Ces transformations apparaissent d’autant plus paradoxales
qu’aux niveaux les plus élevés du monde académique, la logique disciplinaire
règne en maître. N’observe-t-on pas alors un des effets de la dualisation
croissante du monde académique entre un secteur haut, fortement sélectif et
disciplinaire, et un secteur bas, socialement plus ouvert, intellectuellement
plus éclectique, et aux débouchés apparemment plus diversifiés mais surtout plus
incertains ?
Le maître mot de la pluridisciplinarité risque bien de
fonctionner comme un miroir aux alouettes : il serait nécessaire de poser la
question des conditions sociales, académiques, et finalement historiques de
possibilité de ce projet. Lequel fut déjà, dans les années 1960, un des maîtres
mots de certaines universités, telle l’Université Paris 8 - Vincennes des
origines, sans qu’il n’ait été fait un quelconque bilan de cette expérience,
tant du côté enseignant que du côté étudiant. Cette réflexion est d’autant plus
nécessaire que, dans l’esprit du ministère, les masters devraient être à la fois
thématiques et pluridisciplinaires. Pour s’en tenir à un premier indicateur de «
pluridisciplinarité », concernant les seuls enseignants, combien sont, par
exemple, finalement susceptibles de publier dans deux revues majeures de
disciplines différentes ? Sans doute ce nombre n’est-il pas très élevé.
Sous le mot d’ordre de la plurisdisciplinarité, ce sont en fait
deux conceptions très différentes de celle-ci qui sont mises en œuvre, en
direction de deux publics, la seconde conception servant de caution à la
première. Ici (c’est-à-dire aux étapes les plus basses du cursus, dans les
établissements les moins pourvus en moyens, avec les étudiants les moins dotés
socialement et scolairement), il s’agit plutôt de la juxtaposition d’heures que
l’on pourra de moins en moins rapporter à une orientation disciplinaire précise
d’enseignants « accompagnateurs » de l’étudiant et, ainsi, de la production de
futurs « techniciens » dépossédés de la maîtrise théorique de leur pratique :
plutôt que de pluridisciplinarité, sans doute vaudrait-il mieux parler
d’a-disciplinarité, c’est-à-dire d’absence de maîtrise des savoirs théoriques
spécialisés et d’absence de capacité à satisfaire aux exigences propres à
chacune des disciplines. Là, mais pour une minorité d’étudiants très
sélectionnés à un niveau élevé du cursus, il s’agit bien plus de continuer à
accumuler connaissances et capital social par la fréquentation assidue
d’enseignants prestigieux (comme dans certains séminaires de troisième cycle
organisés dans les établissements dominants scolairement et symboliquement
l’espace de l’enseignement supérieur, la plupart du temps parisiens).
De plus, la pluridisciplinarité projetée des masters ne
s’accorde guère avec la logique monodisciplinaire des concours de recrutement du
secondaire. C’est là un des points les plus obscurs de la réforme, les
disciplines les plus puissantes, ou les mieux installées dans chaque université,
étant les plus à même de bâtir des masters monodisciplinaires, ou de forcer les
autres à s’intégrer à titre de disciplines d’appoint dans des formations gérées
par elles. Les masters préparant à ces concours seront-ils considérés comme des
masters professionnalisants ? De fait, ceux-ci prépareront bien à des «
professions », même si le ministère - pour des raisons idéologiques - ne veut
pas entendre parler de celles-ci, sans doute parce qu’elles sont principalement
orientées vers le secteur public. A terme, il est bien possible que soient
visées la suppression des concours de recrutement (type CAPES) et la
constitution d’un marché des établissements : sortant avec l’équivalent d’un
master of education, l’aspirant enseignant devra faire le tour des
établissement et se vendre. Tout cela n’est pas non plus sans poser le problème
du rôle et de la place des IUFM dans ce nouveau dispositif.
Réforme ou contre-réforme néo-libérale ?
Depuis la publication des arrêtés relatifs aux nouveaux
diplômes universitaires (25 avril 2002), au niveau de chaque université, chacune
des (micro) « communautés universitaires » est entraînée dans un véritable
tourbillon réformateur, une sorte de « Grande Révolution Culturelle » qui est
souvent résumée, de manière un peu rapide, par les initiales LMD. La façade est
grandiose : le LMD va créer un système de certification unifié en Europe (avec
les ECTS) et permettre ainsi la mobilité internationale des étudiants. La
réalité l’est moins…
Pour des raisons liées en premier lieu au calendrier des plans
quadriennaux, chaque université entre en ordre dispersé dans la « vague » de
mise en œuvre des réformes, ce qui ne favorise pas l’instauration d’un débat
national sur les conditions de cette mise en oeuvre. De plus, sous l’intitulé
commun d’Université, c’est un ensemble d’établissements très « disparates » qui
sont appelés à réorganiser les enseignements qu’ils dispensent. Les universités
qui concentrent le plus de moyens (nombre d’étudiants par discipline ou valeur
sociale et scolaire très élevée de ces étudiants, concentration
d’enseignants-chercheurs, de laboratoires scientifiques et de traditions de
recherche, etc.) peuvent espérer tirer leur épingle du jeu (tant il est vrai
que, là comme ailleurs, « le capital va au capital »). Par contre, au sein des
universités initialement les moins dotées, les UFR et départements les plus
récents et les moins développés (a fortiori les « antennes délocalisées
») sont en position de faiblesse pour négocier cette réorganisation. Leurs
représentants sont condamnés à nouer des alliances très fragiles avec les
représentants des disciplines dominantes localement, alliances rarement dictées
par des considérations scientifiques, épistémologiques ou intellectuelles. Ces
alliances peuvent se retourner au gré des opportunités plus avantageuses que
saisissent des « partenaires » en meilleure position dans la négociation, et ils
risquent de ne pouvoir survivre institutionnellement qu’en entérinant la
disparition de leur discipline (des intitulés d’abord, des enseignements
ensuite). Mais cette description stylisée des différences universitaires ne doit
pas masquer le fait que c’est un continuum de situations qui se présente à
l’appréhension, ce qui, d’ailleurs, entretient chez chacun la croyance dans la
possibilité de ne pas être si éloigné que cela des « pôles d’excellence » dont
la constitution est prônée par le ministère.
Ainsi, le choix initial de faire partie des « bons élèves »
suppose l’intense mobilisation de la communauté universitaire afin de proposer
une « offre pédagogique » susceptible d’être « habilitée » durant l’année
universitaire 2003-2004. Autant dire que le leitmotiv de la réforme est la
contrainte des délais : il faut faire vite. Le tourbillon réformateur
suscite l’hyperactivité plus ou moins contrainte de nombreux
enseignants-chercheurs, notamment ceux qui exercent des responsabilités
administratives locales (président, vice-président, doyens, directeurs de
département, membres des conseils, etc.) (§ Une frénésie « auto-réformatrice »).
Il modifie déjà les relations entre collègues et entre disciplines (§
Concurrence généralisée, dégradation des conditions de travail). Il est à
l’origine de nombreuses discussions à tous les niveaux et aussi, de plus en
plus, d’une énorme frustration et de sentiments qui oscillent entre la
résignation et la colère, qui a commencé à s’exprimer en mai-juin 2003 et
s’exprime ponctuellement à l’occasion de réunions de conseils (§ Frustrations,
résignation et colère).
On peut proposer une interprétation de cette frénésie
réformatrice. Par le contexte dans lequel elle s’insère, il s’agit d’une
nouvelle avancée de réformes néo-libérales qui, sans toujours dire leur nom,
affectent l’Université française depuis les années 1980 et ont pour but de
l’adapter rapidement aux « données » de la mondialisation néo-libérale. Cette
réforme est une « auto-réforme néo-libérale » (§ Le LMD s’inscrit dans un
système cohérent de réformes néo-libérales).
Une frénésie « auto-réformatrice »
On pourrait qualifier le nouveau management public
universitaire qui se met en place à travers ce que l’on appelle désormais « le
LMD » de frénésie auto-réformatrice. Cela ne signifie pas que la
communauté universitaire soit devenue véritablement maîtresse de ses décisions,
bien au contraire (cf. infra). La « réforme » trouve son origine
immédiate dans une procédure qui n’est pas du tout démocratique : des arrêtés
ministériels qu’il ne s’agit évidemment pas de discuter mais d’appliquer, dans
des délais brefs. La « ligne hiérarchique » est respectée. Les présidents
d’université impulsent l’application des arrêtés et les conseils
d’administration décident d’un rythme de mise en œuvre. Les UFR doivent
rapidement engager la « concertation » parmi les collègues et, cette fois du bas
vers le haut, remettre des propositions aux échelons supérieurs (CEVU, conseil
d’administration, ministère). De ce point de vue, le vocabulaire de la «
concertation » et de la « décentralisation » cache l’inverse : une décision
centralisée qui doit se décliner localement et être validée par les votes «
démocratiques » des élus... De ce point de vue, la réforme est un superbe
révélateur du fonctionnement de la « démocratie universitaire » : accumulation
de structures aux fonctions diverses, à différents niveaux, elle a pour effet
l’apparition d’un décalage entre la « communauté » de base et les représentants
qui votent régulièrement des décisions de réforme sans mandats clairs de leurs
collègues.
La contribution des personnels est néanmoins fortement
sollicitée : les responsables doivent se mobiliser et mobiliser autour d’eux,
pour parvenir à déposer des propositions dans les délais fixés par le niveau
supérieur. La contrainte « psychologique » est omniprésente. Faute de
mobilisation réformatrice, c’est l’inconnu et peut-être la mort de filières de
formation, bref le néant ! Plus concrètement, la menace plane : une université
de Province peut vite se muer en petit collège universitaire si elle ne saisit
pas l’opportunité de s’engager dans la compétition et la voie de l’« excellence
». L’argument, qui repose sur la peur, est très efficace.
L’impératif réformateur n’a de chance de fonctionner vraiment
que parce qu’il s’appuie sur une technologie imparable : la mise en
concurrence généralisée. Aucune contrainte d’offre pédagogique n’étant posée
d’en haut, chacun est confronté à son avenir professionnel dans des termes
nouveaux : il faut s’insérer (c’est-à-dire plus exactement insérer son
capital universitaire : direction de DESS ou de DEA, cours en deuxième cycle,
spécialité de recherche, etc.) dans un projet totalement nouveau, avec
comme contrainte pour les masters des impératifs aussi vagues que la «
pluridisciplinarité » ou, plus précis et extrêmement pesant, le seuil minimum de
100 étudiants par master, qui implique la concentration et le regroupement des
DESS et DEA existants (qui a en décidé, quand ?). On le voit : le vocabulaire
qui se diffuse déjà indique que chaque universitaire est dès maintenant
devenu un porteur de projet d’offre de formation qui doit trouver sa place sur
le marché, et devra bientôt faire la preuve de sa rentabilité (il « forme » et «
insère » bien ses étudiants) pour pouvoir survivre dans le dur monde
contemporain de la compétitivité et de la performance.
Concurrence généralisée, dégradation des conditions de travail : la réalité
de la mise en place du LMD
Mais l’analyse suppose d’aller voir de plus près ce qu’il en
est de la réalité de la mise en place du LMD. Nous développerons dans les lignes
qui suivent une première étude de cas concernant l’université d’Amiens, dans
l’attente du développement d’autres descriptions circonstanciées.
A Amiens, le choc de l’annonce de la réforme passé, les acteurs
universitaires se sont souvent très vite trouvés plongés dans une problématique
relativement nouvelle : il fallait nouer des alliances entre collègues ou
disciplines et ne pas « rater le train » de la réforme, puisque celle-ci
entrerait « inéluctablement » en vigueur en septembre 2004. L’enjeu premier, ce
qui peut sembler surprenant à première vue mais s’explique par la logique des
intérêts universitaires (et par l’agenda ministériel ?), était d’abord le « M »
(master): les directeurs de DESS et de laboratoires devaient s’assurer au
minimum de la « préservation des acquis » et tenter de sortir en bonne position
des discussions. Le but principal recherché était de conserver la position (le
capital universitaire) acquise, et le cas échéant de l’améliorer.
En quelques mois, les rapports cristallisés souvent de très
longue date entre départements, voire entre UFR, se sont trouvés assez fortement
chahutés. Les « petites » disciplines, se sentant particulièrement menacées par
la contrainte de regroupement, ont été les plus activ(ist)es dans la recherche
d’alliances et ont été traversées de débats intenses qui remettaient parfois en
cause leur ancrage historique.
Ainsi, la science politique, encore (localement) dépendante du
droit mais plus tournée vers la recherche universitaire que le monde «
professionnel », a hésité entre un rapprochement avec la sociologie et un
maintien dans l’orbite de sa « mère-discipline ». Le sentiment de menaces sur la
science politique a été particulièrement exacerbé dans ce contexte. La
directrice du laboratoire de science politique et droit (CURAPP) a remis en
cause, dans un article de Libération, ce qu’elle a appelé l’ « euro »
universitaire, évoquant le système des ECTS indissociable de la mise en place du
LMD.
Au sein de l’UFR de philosophie, sciences humaines et sociales,
qui regroupe historiquement psychologie, sociologie, philosophie et sciences de
l’éducation, ce sont surtout les rapports historiques entre départements qui ont
été mis en jeu par la création de masters. En position de force par son nombre
d’étudiants et ses liens étroits avec un secteur professionnel, la psychologie
était en mesure de faire sa propre proposition de master et de limiter les
conséquences de la réforme. En revanche, disciplines aux débouchés
professionnels soit plus flous soit liés aux concours d’enseignement,
sociologues, philosophes et spécialistes de sciences de l’éducation ont beaucoup
discuté avant d’arriver à la proposition - validée par le CEVU du 22 novembre
2002 puis le CA du 29 novembre 2002 - de « deux » masters thématiques
pluridisciplinaires : un master « constitution et transmission des savoirs » et
un master « dynamiques des mondes contemporains et dialogue des cultures » (par
regroupement de deux propositions antérieures). Les intitulés de ces masters
illustrent une première conséquence de la logique des alliances obligées, à
savoir la lisibilité discutable des nouveaux intitulés « non disciplinaires ».
En quelques jours, une discipline comme la « philosophie » voyait donc son nom
disparaître en tant que tel aux niveaux 4 et 5 de l’université, dans les
intitulés des « domaines », mais aussi dans ceux des « mentions ». Elle devrait
n’exister à ce niveau que comme « spécialité » d’une « mention ». On mesure
évidemment mal les conséquences d’une telle décision, mais il est difficile de
croire qu’elle sera totalement sans effet. Il faut noter que le contexte de
réforme à Amiens a été l’occasion de propositions de masters
transdisciplinaires, comme un master « environnement », qui allait très
directement dans le sens du décloisonnement disciplinaire et correspondait à un
axe de l’Université (COS) mais qui n’a pas été retenu. Les « porteurs de projet
» ne sont pas toujours récompensés.
La question de l’intitulé du « domaine » du diplôme de Licence
commun à l’UFR a donné lieu à une vive tension entre psychologues et philosophes
autour de la présence du nom « philosophie » : certains psychologues la
refusaient au nom de ses conséquences professionnelles négatives pour leurs
étudiants, alors que les philosophes la défendaient au nom des principes (la
philosophie n’est pas une discipline à proprement parler, encore moins une
science humaine) et de la place déterminante que la philosophie a occupé dans la
naissance de l’UFR.
L’élaboration du contenu des maquettes a accentué le sentiment
de pression temporelle, car il s’agit désormais de discuter sinon du niveau le
plus détaillé des maquettes (nous y sommes, en ce moment), du moins des grands
équilibres entre les différents regroupements d’enseignements : méthodologie,
fondamentaux, etc. La quantification en ECTS devient alors le principal point de
discussion (sachant qu’elle ne recouvre pas exactement le volume horaire pour
l’étudiant…). On entre alors dans une phase de technicisation des
discussions, qui contribue à laisser une partie des collègues sur la touche
: le vocabulaire change (on parle de « semestre 3 et 4 » pour la deuxième année
de DEUG, de « domaines », de « mentions », d’« options », etc.) ; on fait des
calculs rapides (additions d’ECTS, conversions d’ECTS en heures) ; les réunions
prennent du temps et leurs conclusions ne sont pas toujours strictement
cumulatives. Les conditions de travail des responsables et des
enseignants-chercheurs, en particulier les plus investis dans la réforme, se
dégradent rapidement sous l’effet du poids des charges administratives que la
réforme impose déjà : réunions, rédactions de maquettes, information et
explication aux collègues prennent du temps sur l’enseignement et la recherche.
Par rapport aux maquettes des précédents plans quadriennaux,
les principales différences proviennent sans doute ici des effets de la mise en
commun des filières et de l’introduction des ECTS. Il s’agit de discuter sur une
échelle plus large, avec des collègues de diverses disciplines, et les «
équilibres » s’expriment en ECTS. Les semestres 1 et 2, qui n’intéressent pas
toujours directement les « rangs A », sont laissés à une discussion finale alors
qu’ils posent manifestement des problèmes aigus de relations entre disciplines,
puisque le principe de mise en commun entraîne une modification inévitable des
équilibres actuels.
Les incohérences du LMD au quotidien : l’exemple de Lyon 2
A l’université Lyon 2, l’adoption de la réforme LMD conduit
d’emblée à une réorganisation profonde de l’enseignement et du calendrier
universitaire. Les conséquences immédiates en sont : 1) un allongement de la
durée des semestres d’enseignement, équivalents à 30 semaines contraintes,
auxquelles s’ajoutent 5 semaines d’examens, soutenances et autres obligations
liées à l’enseignement ; 2) la réduction simultanée, et paradoxale d’un point de
vue pédagogique, de l’Unité d’Enseignement (U.E.) de 24 à 21 heures ; 3)
l’uniformisation des durées d’enseignement à 1 heure 30 minutes.
La nouvelle organisation obéit, pour l’essentiel, à des
contraintes étrangères aux considérations pédagogiques : gestion des emplois du
temps et des salles de cours, tentative d’intensification du travail sur la base
de la supposition que deux heures de cours entraînent l’instauration de pauses
qu’il ne s’agit plus de payer. Le passage à une durée standard d’enseignement de
1 h 30 conduit au suivi d’un plus grand nombre de Travaux Dirigés, donc
d’étudiants en groupes, ce qui, matériellement, vient contredire le souci
pédagogiquement légitime des enseignants de voir progresser la mise en œuvre
d’un suivi plus individualisé. De même, la bi-disciplinarité (la mise en place
de parcours de formation dans deux disciplines différentes au cours des 4
premiers semestres) entraîne de fait une massification des effectifs étudiants,
pour un encadrement constant...
Mais c’est peut-être en ce qui concerne la recherche que le
dispositif comprend le plus d’effets pervers. La définition des emplois du temps
des enseignants-chercheurs était jusqu’alors pensée en lien avec le déroulement
des activités des équipes de recherche : réunions de laboratoire, séminaires de
recherche, invitations de conférenciers extérieurs, séminaires de formation des
doctorants, séminaires de DEA. Or, la multiplication artificielle des
contraintes matérielles et temporelles de l’enseignement provoquée par la
réforme LMD restreint considérablement cet espace de la recherche.
Plus grave encore, la réforme risque de conduire à l’abandon
des premiers cycles universitaires, espaces de relégation pour jeunes étudiants
de milieux populaires que fuient massivement les enseignants-chercheurs
titulaires (et d’autant plus que leur statut est plus élevé). Ce n’est pas
seulement la partition entre des établissements d’excellence et des universités
de seconde zone qui se dessine, mais un clivage analogue, interne à chaque
établissement universitaires, séparant les Licences (et les filières ne
produisant que des licences) des Masters et Doctorats recrutant dans des
établissements plus sélectifs scolairement et socialement (entre autres, classes
préparatoires).
Frustrations, résignation et colère
La réforme est donc déjà parvenue à créer ou à renforcer un
sentiment d’insécurité professionnelle larvé, qui se trouve en quelque
sorte validé par le contexte des réformes universitaires globales : la «
modernisation », la « décentralisation ». Celles-ci ouvrent des opportunités à
certains acteurs, mais elles suscitent un malaise très large chez la grande
majorité des collègues. L’annonce des projets de « réforme » du statut
d’enseignant-chercheur ne peut que renforcer ce sentiment.
Le LMD exprime aussi le clivage croissant entre une minorité
d’enseignants-chercheurs investis dans les responsabilités administratives et la
grande majorité des autres, moins informés, sommés de « s’insérer » dans des
projets de formation aux contours toujours plus flous et de « s’adapter » à un
univers toujours changeant.
Une telle procédure de réforme auto-administrée (comme on
s’auto-administre un questionnaire, mais aussi un médicament ou une piqûre) ne
peut que créer de nombreuses frustrations : la dégradation des conditions
d’exercice du métier d’enseignant-chercheur est le fait des
enseignants-chercheurs eux-mêmes et a pour finalité une dégradation encore
accrue, puisqu’ils organisent aujourd’hui le travail par lequel ils « réforment
» l’université.
C’est une sorte de Mai 68 à l’envers : on leur demande par voie
hiérarchique d’appliquer les principes de l’autogestion pour créer un univers
technocratique, largement fictif, en phase avec les rêves néo-libéraux. C’est
aussi la victoire de la langue de bois réformatrice contre toute forme de
démocratie « participative » réelle : les porteurs de projet doivent se
positionner dans la compétition et la concurrence en proposant une « offre » de
qualité.
Dans ce climat, le mouvement social de mai-juin 2003,
bref et localisé mais intense dans plusieurs universités, a montré que le
sentiment d’une dynamique actuelle très dangereuse, voire suicidaire, pour
l’université française en général, est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit.
Des examens ont été reportés. Une coordination a vu le jour. Les oppositions se
sont manifestées et continuent de le faire à l’occasion de réunions
diverses.
La résistance à la réforme est large, mais elle cherche des
formes d’expression et doit faire face à l’agenda technocratique des
réformateurs néo-libéraux. Si elle ne s’appuie pas sur des propositions
alternatives crédibles, largement diffusées, elle court toujours le risque
d’être immédiatement stigmatisée comme « réactionnaire », voire purement et
simplement « irrationnelle ». Or, l’irrationalité est aujourd’hui tout entière
du côté de cette course effrénée à la « modernité » qui va aboutir à une
formidable régression historique, reléguant l’université et la recherche
françaises dans un état quasi-préhistorique.
Le LMD s’inscrit dans un système cohérent de réformes néo-libérales
La réforme LMD doit son crédit a priori auprès de bon
nombre d’enseignants au fait qu’elle est censée « faciliter » la mobilité
étudiante en « harmonisant » des diplômes : elle est en phase avec les thèmes
néo-libéraux de l’« ouverture » (il vaut mieux être ouvert que fermé) et du «
mouvement » (il vaut mieux bouger qu’être statique). Cet a priori positif
exprime le degré élevé d’intériorisation chez les enseignants-chercheurs de la
tendance selon laquelle il faut être toujours plus ouvert et toujours plus
mobile. Il faut dire ici que la dimension internationale du métier de chercheur
est une réalité objective qui contribue à renforcer cet a priori
positif.
Pourtant, on peut penser que la réforme LMD a pour finalité,
sinon exactement l’inverse, en tout cas un objectif plus fonctionnel
économiquement : elle vise à créer plus de mobilité européenne voire
internationale pour les étudiants les mieux dotés en capital culturel,
économique, social (ce qui correspond à la notion de « pôle d’excellence ») ;
mais elle vise aussi simultanément à mettre en place des diplômes plus
professionnels et plus locaux (donc moins de mobilité) pour les autres,
la grande majorité des étudiants. Cette dualisation du monde étudiant,
qui existe bien sûr déjà en partie objectivement, sortira probablement
renforcée et institutionnalisée.
L’une des clés de cette institutionnalisation du dualisme est
la création d’un système universitaire lui-même de plus en plus clairement dual.
On trouvera à un pôle des enseignants-chercheurs tournés vers la recherche
internationale et confrontés à des étudiants généralistes dans des
établissements dotés en capital économique et symbolique ; et à un autre des
enseignants beaucoup moins chercheurs, beaucoup plus administratifs, qui devront
nouer des partenariats avec des entreprises locales pour s’insérer eux-mêmes
tout en « insérant » leurs étudiants.
Les présidents d’université, acteurs de premier plan de la
réforme LMD, y voient un élément permettant de créer une « offre pédagogique »
plus pertinente localement et de renforcer ainsi l’insertion de l’université
dans le monde environnant, de faire prospérer leur entreprise. A Amiens, le
président incarne aujourd’hui l’enthousiasme réformateur, qui rencontre un
scepticisme de plus en plus manifeste. Les présidents demandent aujourd’hui,
très souvent, à avoir enfin les « coudées franches » pour pouvoir gérer leur
personnel plus librement (qu’il s’agisse des enseignants-chercheurs ou des
autres) : pour certains afin de devenir « pôle d’excellence », pour d’autres
afin de devenir des entreprises pourvoyeuses de services de formation auprès des
acteurs socio-économiques régionaux. Et, finalement, tel est peut-être le
premier objectif de la mise en place du LMD : créer un environnement
concurrentiel où les individus sont des porteurs d’offres de formation dont ils
doivent prouver la validité.
Il est donc tout d’abord très important de remettre en cause
l’« urgence » de la réforme. La précipitation et la logique de contrainte
temporelle font partie d’une méthode de « gouvernance » qui fait de la
démocratie un simulacre.
Les contradictions rhétoriques du discours sur la
professionnalisation
La professionnalisation serait donc la seule voie de salut pour
les universités ? L’argumentation officielle apparaît très fragile.
On notera que le Ministère et ceux qui sont devenus ses
représentants, avant de représenter la communauté universitaire, tiennent
simultanément des discours contradictoires ; et les injonctions faites aux
universités sont dès lors paradoxales.
Ainsi, d’un côté on insiste sur la nécessité de la
pluridisciplinarité (et d’une pluridisciplinarité souvent outrancière, non pas
fondée sur des complémentarités disciplinaires, mais sur des arguments
comptables : on associera ainsi ce que l’on a, indépendamment de la cohérence de
l’ensemble, pour réduire la facture), qui réduit la spécialisation, de l’autre,
on encourage à une professionnalisation accrue qui constitue pourtant une forme
de spécialisation beaucoup plus étroite que la spécialisation disciplinaire.
Deuxième incohérence : lorsqu’il s’agit de justifier la mise en
place de l’éducation tout au long de la vie, on fait valoir la nécessité de
continûment se former, liée à l’évolution extrêmement rapide des métiers
(discours qu’il faudrait relativiser, cela fait des décennies que certains
sociologues du travail, contre les données de l’Insee, prophétisent la
disparition des ouvriers ; de même on se souvient des « projections » du BIPE,
reprises par le Haut Comité Education Economie à la fin des années quatre-vingt
qui exagéraient le nombre des emplois hautement qualifiés attendus en l’an
2000). Les individus seront amenés à changer plusieurs fois de métier au cours
de leur vie active, entend-on régulièrement et les métiers qu’ils exerceront
demain n’existent pas encore, voire ne sont pas littéralement « pensables ». On
comprend mal alors que la professionnalisation systématique, entendue comme
formation à un métier ou un groupe étroit de métiers, puisse être la solution.
Sous ce rapport les formations générales semblent un peu moins menacées
d’obsolescence accélérée que les formations professionnalisées
Troisième contradiction : on pousse les universités à la
professionnalisation en insistant sur le fait qu’il y aurait là la condition de
l’insertion des étudiants, en oubliant que les établissements sélectifs
proposent eux, encore et toujours, des formations très générales. Les écoles
d’ingénieurs, mais plus encore les écoles de commerce et de gestion (et en
particulier les plus cotées en termes d’insertion) sont finalement très
généralistes. La professionnalisation à outrance, vers laquelle on pousse les
universités, ne creusera-t-elle pas un peu (plus) le fossé entre les grandes
écoles et les universités (restructurées alors en écoles professionnelles, sur
le mode des « polytechnics » anglaises)?
On comprend que les modernisateurs puissent inlassablement
entonner le chant de la professionnalisation. C’est le moyen d’insister à
rebours sur l’inadaptation des universités (mais pourquoi alors ne pas parler
des grandes écoles ?) et de justifier que tous les moyens nécessaires ne leur
soient pas alloués. La professionnalisation ce serait l’innovation, l’adaptation
d’une université trop longtemps archaïque, sclérosée. Ce discours sape bien sûr
la légitimité des filières générales, invitées sans cesse à se justifier, et
finalement davantage que les filières professionnelles qui se contentent
d’afficher leur caractère professionnel.
La professionnalisation est paradoxalement pour les
gestionnaires du Ministère un moyen de réaliser des économies en matière de
dépense universitaire. Certes, le coût d’un étudiant en filière
professionnalisée est plus élevé, mais ce surcoût est largement financé sur
ressources propres, par redéploiement des moyens des filières générales vers les
nouvelles filières professionnelles. Un redéploiement d’autant plus important
qu’au-delà de la croissance du nombre des inscrits dans les formations
professionnelles, liées à la multiplication de celles-ci encouragée par le
ministère, ces formations sont beaucoup plus coûteuses « par étudiant ». Mais le
redéploiement s’opère sans heurts, les normes « San Rémo » (système analytique
de répartition des moyens) donnant l’illusion d’une allocation objective des
moyens : les filières professionnelles n’ont-elles pas « par principe », des
étudiants « lourds », c’est-à-dire exigeant plus de moyens ? La création de
nouvelles filières professionnelles n’est donc pas forcément très coûteuse pour
le Ministère même si elle est coûteuse pour les universités et en leur sein,
pour les filières plus générales.
Qui plus est, le volume des enseignements de ces nouvelles
filières professionnelles reste modéré, et d’autant plus modéré que le temps des
stages sera long, temps naturellement sans enseignements. Les universités,
pressées par le Ministère, appliquent en cette matière les vieilles recettes des
écoles de commerce privées : plus de stages et des stages plus longs = moins
d’enseignements à assurer.
Enfin, les filières professionnelles exigent souvent des
étudiants une participation supplémentaire, en sus des droits normaux, au mépris
d’ailleurs de la réglementation. Des participations qui peuvent être très
importantes et sont congruentes avec la logique ministérielle et européenne de
financement par l’usager de l’enseignement tertiaire, ce que l’on appelle
désormais le co-investissement, en occultant l’incertitude sur les profits
espérés qui président à tout investissement et plus encore à ces
investissements-là. De façon subreptice, on banalise par ce biais le principe
que les formations universitaires doivent être sélectives et payantes
Si pour le Ministère, la professionnalisation apparaît comme un
cheval de Troie pour promouvoir la réforme et instaurer un nouveau compromis
autour de la notion de co-investissement, elle s’avère être aussi, pour un
certain nombre d’enseignants, une stratégie individuelle, parce qu’en opposition
au collectif, de conquête de moyens. Demander un diplôme professionnel, c’est
s’assurer plus facilement l’obtention de postes, le ministère donnant la
priorité à ces filières-là. Là encore l’affectation pour le ministère est peu
coûteuse puisque ces postes seront pris sur le « pot commun » qu’accorde la loi
de finances. Les filières professionnelles sont également le moyen pour les
enseignants de se ménager des conditions plus confortables d’enseignement que
celles qui sont l’ordinaire de leurs collègues : effectifs réduits, étudiants «
sélectionnés » et motivés par la perspective d’une insertion professionnelle (et
qu’importe si celle-ci est un leurre, le constat n’en sera fait par les diplômés
qu’a posteriori…), moyens matériels plus importants (plus de photocopies par
exemple, de financements, de missions…), voire relations flatteuses avec les
élites économiques et politiques locales. L’accueil d’étudiants de formation
continue, « porteurs d’un financement » (ce qui sera cependant de moins en moins
le cas à l’avenir du fait des conséquences de l’accord interprofessionnel sur la
formation continue qui vient d’être signé en septembre 2003), accroît encore un
peu plus cette manne : ils paient en effet l’intégralité du coût de la formation
( des sommes variables et presque sans limite, plus de 6000 euros dans cette
université de province pour un DESS Droit du Sport ) et non pas des droits
d’inscription classiques, et ces sommes sont affectées directement à la
filière.
Les conditions peu professionnelles de l’expertise des filières
professionnelles
On pourrait penser que l’habilitation des filières
professionnelles se fait à partir d’une expertise minutieuse des dossiers.
Incontestablement il y a expertise, puisqu’il y a des experts (sur la légitimité
de laquelle il faudrait d’ailleurs s’interroger en expertisant les experts) et
que le nombre de refus d’habilitation est élevé. Mais la procédure
d’habilitation est lourde (plus de 2000 dossiers chaque année selon la Cour des
Comptes, voire 2800 en 2001) et dès lors, « l’examen ne peut
qu’exceptionnellement être approfondi » : il n’y a pas, toujours selon la
Cour des Comptes, de vérification des données (concernant le nombre des
étudiants inscrits ou, dans un autre domaine, la proportion des étudiants en
emploi…)
On n’évoquera pas ici le volet politique des habilitations qui
fait que des habilitations peuvent être obtenues ou maintenues malgré les avis
défavorables reçus. Le CNESER, l’instance la plus démocratique de par sa
composition (des représentants des étudiants, des personnels en font partie à
côté de membres nommés censés représenter les grands intérêts nationaux) ne
donne qu’un avis que le Ministre peut ou ne pas suivre. Et le travail du CNESER
est très encadré : difficile de procéder à un examen minutieux en séance
plénière ; l’évaluation, en amont par les « experts », experts « disciplinaires
», conseillers d’établissement, tous choisis par le Ministère, est déterminante.
Là encore, la technocratie éducative a pris le pas sur les instances
démocratiques.
Mis à part les licences professionnelles et les IUP (pour
lesquels les dossiers ne sont pas plus exigeants d’ailleurs sur la question des
débouchés professionnels), ce sont les mêmes dossiers d’habilitation qui sont
remplis pour la création de filières professionnelles et de filières plus «
générales » (à une annexe près), ce qui apparaît là encore paradoxal : on
demande aux filières générales d’attester leurs débouchés professionnels de la
même manière que les filières professionnalisées. En pratique, le dossier est
peu exigeant sur les indicateurs d’insertion professionnelle. Pour les maquettes
dites « classiques » (entre guillemets sur le site de la Direction de
l’Enseignement supérieur), par exemple pour les DESS, on demande simplement le
nombre des diplômés « en emploi » (en différenciant CDI et CDD), dans la
spécialité ou hors spécialité, le nombre des poursuites d’études, et des
diplômés demandeurs d’emploi. On notera au passage qu’il n’y a rien de précis
sur la nature et la qualification des emplois occupés (combien ont par exemple
le statut cadre ?). Autrement dit, si les anciens étudiants d’un DESS GRH sont
secrétaires ou agents administratifs au service de la paie d’une entreprise ou
d’une administration, ils seront portés au crédit de la « professionnalisation »
puisque considérés comme en emploi, qui plus est dans la spécialité…
Pour les nouveaux diplômes, ne disposant pas de toute façon de
statistiques, on se contentera de déclarations générales sur les objectifs
professionnels, les compétences visées, les débouchés prévus… (ce sont les
rubriques du dossier d’habilitation).
Quand les formations professionnalisées deviennent très «
générales », au moment de la justification de leurs débouchés professionnels
:
Soit le DESS « Communication et Jeunesse » de cette université
de province habilité depuis plusieurs années. Voici la façon dont il est
présenté par ses promoteurs :
« Objectifs de la formation
-Aide à la structuration d’un projet professionnel
-Acquisition d’une double compétence dans le domaine de la
communication en rapport avec les enfants, les adolescents et les jeunes
Débouchés professionnels :
Tous les secteurs de la vie sociale et professionnelle
(entreprises, institutions, collectivités, associations…) dans les domaines de
la culture, santé, environnement, loisirs, médias, prévention ayant besoin :
-d’un chargé de communication spécialisé sur les problématiques
d’enfance et de jeunesse
-d’un chargé de mission pour la conception et la réalisation de
projets en direction du public jeune
-d’un médiateur entre une structure et son public »
Les exigences, dans les dossiers de licences professionnelles,
ne sont guère plus importantes. En réalité, ce qui semble compter davantage pour
l’habilitation, c’est que le dossier soit porté par des partenaires et ainsi «
recommandé ». Les avis des organisations professionnelles, des chambres
consulaires, voire de cadres, de chefs d’entreprises, d’experts du secteur,
souvent auto-consacrés vont beaucoup compter dans l’expertise. Un bon dossier,
c’est un dossier qui multiplie les lettres de recommandation. Des lettres
généralement succinctes : les professionnels consultés disent tout le bien de la
nouvelle formation, attestent (sur l’honneur ?), qu’elle mènera à l’emploi, mais
ces propos ne sont pas appuyés sur une véritable expertise chiffrée des
débouchés annoncés. Dans certains cas, des formations professionnalisées (ce fut
notamment le cas pour des licences professionnelles) sont conçues à la demande
d’une branche professionnelle ou d’une entreprise, mais pour autant celles-ci ne
s’engagent pas sur l’embauche des futurs diplômés alors même que la formation
aura été conçue en fonction de leurs besoins, et non en fonction des nécessités
de la mobilité professionnelle à laquelle, nous dit-on, tous les salariés seront
contraints.
Au-delà des lettres de recommandation, l’évocation de la
participation des professionnels à la conception des programmes, comme le
contrôle qu’ils peuvent exercer ensuite sur sa mise en oeuvre, notamment toutes
les fois où sont mis en place ces fameux « conseils de perfectionnement » sont
mis au crédit des « porteurs de projet de diplômes professionnels ». La
participation des professionnels à l’enseignement est également attendue : c’est
sur le pourcentage d’heures d’enseignement assurées par des professionnels
qu’est aussi jugé le dossier ; aucune expertise sérieuse (ces renseignements
n’étant pas demandés) ne porte en revanche sur les qualités, la compétence, la
légitimité professionnelle de ces professionnels. L’habilitation d’un diplôme
professionnel va dépendre des relations d’échange entre l’enseignant porteur du
projet - qui a besoin des professionnels pour attester, auprès du ministère, la
professionnalité de la formation proposée- et des professionnels - qui peuvent
espérer être recrutés comme enseignants vacataires ou mieux encore, associés
dans les formations qu’ils ont participées à légitimer et qui constituent
parfois une opportunité pour un certain nombre de ces professionnels, sans
clientèle .
Un débouché assuré pour les filières professionnelles : enseignant-associé
dans ladite filière. Retour sur l’anomalie de l’association
On comprendra alors aussi une autre raison de la multiplication
des demandes de filières professionnelles : si les débouchés promis aux
étudiants ne sont pas assurés, les « professionnels » sollicités y trouveront,
eux, des heures de vacation à effectuer, ou mieux parfois un poste
d’enseignant-chercheur certes précaire (beaucoup moins qu’un poste d’ATER) mais
avec des possibilités ensuite très généreuses d’intégration (plus généreuses là
encore que pour les anciens ATER.)
Il y a donc bien des « professionnels » de l’intervention
professionnelle, qui multiplient les vacations dans différentes institutions,
dépassant parfois le volume des cours assurés par des enseignants titulaires, ou
sont donc parfois associés. Et leurs enseignements sont souvent éloignés du
champ professionnel strict, avec lequel ils ont d’ailleurs parfois un lien plus
que distendu, voire sont des enseignements généraux, non « professionnels » dans
leurs contenus. Ceci vaut en particulier pour les enseignants-chercheurs
associés. A l’origine, et c’est toujours le cas pour un certain nombre d’entre
eux, le statut de professeur associé avait été conçu pour permettre à des
enseignants et chercheurs étrangers (on cite notamment dans la loi de 1984 et le
décret 1985, autre temps, les réfugiés politiques) d’exercer dans les
universités françaises.
Mais, depuis, le nombre des professeurs associés s’est
considérablement accru, et les professeurs associés « Maîtres de Conférences »
ou « Professeurs », à temps partiel (PAST, selon l’acronyme administratif) ou,
plus rarement, à temps plein, sont des « professionnels », enseignant en sus de
leur activité professionnelle.
Ce recours aux « professionnels » pour assurer des charges
régulières d’enseignement (la recherche, un élément du statut, semblant elle
sacrifiée, on y reviendra) apparaît très contestable autant du point de vue de «
l’efficacité » que de « l’éthique »
De façon récurrente, le ministère tient le discours de la
professionnalité enseignante et affirme qu’enseignant est « un métier qui
s’apprend ». La mise en place des CIES (centre d’initiation à l’enseignement
supérieur) accueillant les moniteurs s’inscrivait dans cette logique. On répète
à l’envi que la maîtrise d’une discipline ne suffit pas. Mais parallèlement, on
va recruter tout de même, et directement comme maîtres de conférences ou
professeurs, des personnes parce qu’elles sont des professionnels (catégorie
bien hétérogène qui regroupe salariés comme professions libérales, du privé au
public, catégorie seulement définie négativement, « tout », sauf des
enseignants). L’entrée directe comme enseignant-chercheur statutaire remet en
cause la professionnalité enseignante. Il suffirait d’être professionnel pour
être immédiatement à même d’être enseignant-chercheur ; être professionnel
(défini négativement, toute profession sauf enseignant ou chercheur) va
dispenser des conditions de titre, des critères scientifiques normalement
nécessaires pour exercer cette fonction. Au-delà de la durée de l’expérience
professionnelle, qui semble fonder le rattachement au corps des Maîtres de
Conférence ou des Professeurs, l’exigence scientifique est limitée : il faut
simplement, pour les professionnels français, candidats à une association à
temps plein, que l’expérience professionnelle soit en rapport direct avec la
spécialité enseignée, les candidats aux postes de Maîtres de Conférences et
Professeurs à titre permanent apprécieront. Et pour ceux qui prétendent aux
postes de PAST (Maîtres de Conférences ou Professeurs à temps partiel), la durée
d’expérience est réduite à trois ans, trois ans d’activité professionnelles «
directement en rapport avec la spécialité enseignée » mais surtout « autre que
d’enseignement »
La professionnalisation contre l’insertion : l’exemple des
stages
Les stages se multiplient dans les filières professionnelles
mais aussi de plus en plus dans les filières académiques. Ils relèvent encore de
cette politique d’affichage qui caractérise la professionnalisation. Un stage
dans un cursus atteste des efforts de professionnalisation. Le ministère
valorise cette démarche ; les étudiants, également, anxieux qu’ils sont de leur
future insertion professionnelle.
Mais les stages posent à la vérité beaucoup de problèmes et les
arguments en faveur de leur généralisation doivent être discutés.
L’argument pédagogique qui voit dans le stage une application
des connaissances « plus théoriques » transmises à l’Université ? Il serait
acceptable si les stages étaient toujours en rapport avec les cursus suivis. Or,
c’est très loin d’être le cas et même beaucoup de filières professionnelles
ferment les yeux sur le contenu des stages : qu’importe le stage, pourvu qu’il y
ait une entreprise ou une institution pour accueillir le stagiaire. Au moment du
bilan, ce sont les noms de ces « partenaires » qui seront mis en avant, tout le
monde ayant intérêt à oublier la mission réellement effectuée : l’étudiant,
parce que la mission ne peut être guère valorisée sur un CV, l’université (mais
c’est la même chose pour les écoles) qui a besoin d’attester auprès du Ministère
que tous les étudiants des filières professionnalisées ont été en stage, les
entreprises qui utilisent trop souvent des stagiaires pour épauler ou remplacer
des salariés au mépris du droit du travail.
Le système des stages est profondément inégalitaire notamment
toutes les fois, et c’est souvent la norme, où c’est aux étudiants eux-mêmes de
trouver leur stage : plus que l’entregent des candidats, c’est leur capital
social qui déterminera l’obtention d’un stage pédagogiquement intéressant et
susceptible de déboucher sur une embauche. Pour tous les autres, pour tous ceux
qui ne peuvent mobiliser leurs relations personnelles, les stages seront souvent
sans intérêt pédagogique, mais au bénéfice des employeurs, qui tirent parti d’un
rapport de forces favorable. D’un côté en effet, un très grand nombre
d’étudiants devant, pour valider leur cursus, faire un ou des stages, et en face
des employeurs, publics ou privés, qui jouent de la concurrence et vont même
jusqu’à présenter l’octroi d’un stage, petit boulot déguisé pour être non payé,
comme une faveur puisqu’une charge pour eux-mêmes (la complainte habituelle sur
le stagiaire qui « coûte » parce qu’il faut l’encadrer).
L’inégalité foncière entre les étudiants dans leur capacité à
obtenir un stage au contenu intéressant et pouvant offrir un débouché
professionnel, largement fonction de leur origine sociale, est parfois redoublée
par le système universitaire au moment de l’évaluation scolaire du stage :
l’étudiant qui fait un stage « intéressant » est aussi dans une structure qui
l’aide pour la rédaction de son rapport de stage ; à l’inverse, l’étudiant (et
plus souvent encore l’étudiante, l’accès aux stages étant sur ce plan là aussi
discriminé) qui en place d’un stage, se retrouve « en emploi » aura plus de
difficultés à extraire les enseignements du stage au moment de la rédaction de
son rapport et même à obtenir les données sur l’entreprise que les enseignants
attendent dans un tel document. Ainsi, dans une filière de langues étrangères
appliquées, pour quelques étudiants qui par le biais de « leurs parents ou
alliés » ont fait un stage dans le service d’une entreprise où l’on utilisait
les langues et ont pu mettre en pratique leurs compétences linguistiques,
combien d’étudiants se sont retrouvés qui au service comptabilité d’un
hypermarché (ou parfois à la caisse) pour classer toute la journée des pièces
comptables, qui au standard d’un office de tourisme…?
Les thuriféraires des stages feront valoir que même un stage
sans intérêt pédagogique direct est pédagogiquement intéressant parce qu’il
permet à l’étudiant de découvrir le « milieu professionnel », un peu sur le mode
du « stage ouvrier » pour les étudiants héritiers des écoles de cadres (écoles
de commerce, écoles d’ingénieur)…Mais l’argument ne vaut pas pour la masse des
étudiants, compte tenu du nombre de ceux qui travaillent, pas seulement l’été
(les petits boulots rémunérés permettent tout autant la découverte d’un milieu
professionnel que les petits boulots déguisés en stage), mais de plus en plus
toute l’année.
Et sous ce rapport encore, la multiplication des stages est un
élément supplémentaire de dérégulation du marché du travail et une entrave à
l’insertion professionnelle des jeunes : de plus en plus de stages, notamment
l’été, pour remplacer des salariés en congé, cela signifie moins de CDD pour ces
mêmes étudiants.
L’autre versant du professionnel à l’université : la formation
continue
La loi de 1971 a fait des universités un acteur de la formation
continue et permanente. Rapidement les intentions généreuses contenues dans ce
texte fondateur ont été détournées et la formation professionnelle est devenue
un vaste marché sur lequel les universités se retrouvent en concurrence avec
d’autres opérateurs, publics et surtout privés. Le marché influence de plus en
plus les pratiques, les universités s’adaptent et appliquent de plus en plus les
mêmes modes de gestion. D’autant qu’elles voient dans la manne de la formation
continue, une ressource propre supplémentaire. S’il est légitime de faire payer
les stagiaires de la formation continue dès lors qu’ils peuvent faire financer
(en particulier par leur entreprise) leur action de formation, il paraît
beaucoup moins justifié de demander des droits spécifiques (naturellement
beaucoup plus élevés que les droits d’inscription) à des adultes en reprise
d’études, mais non financés, s’inscrivant dans des cursus de formation initiale.
A terme, on ne manquera pas de se poser alors la question de l’harmonisation «
par le haut » des droits spécifiques demandés à l’adulte et des droits
d’inscription classiques. On le voit, et c’est aussi un des aspects de «
l’éducation et la formation tout au long de la vie », le rapprochement formation
initiale-formation continue risque de se faire dans le sens d’une reprise par la
formation initiale des modes de financement de la formation continue. Ce qui
correspondrait au souhait de la Commission Européenne (et de bien d’autres) qui
en appelle au financement par l’usager, certes partiel, de l’enseignement
tertiaire qu’il reçoit (on regroupe sous cette dénomination l’enseignement
professionnel et l’enseignement supérieur). C’est une logique de marchandisation
voisine, au travers du développement de l’éducation tout au long de la vie, qui
est à l’œuvre en matière de validation d’acquis professionnels.
La reconnaissance des expériences professionnelles par l’Université : les
effets pervers de la VAE
Depuis 1985 (mais la disposition était inscrite dans la loi de
1984), il était possible d’entrer dans une filière universitaire sans avoir le
niveau « scolaire » normalement requis. Les expériences professionnelles et
personnelles étaient prises en compte et permettaient un retour en formation sur
le mode de la « deuxième chance ». Ce dispositif qui existe toujours était un
facteur de démocratisation de l’Université qui permettait notamment à ceux qui
avaient été exclus du système scolaire, dans une autre conjoncture d’y revenir.
Il réduisait, certes de façon marginale, les inégalités d’accès à l’Université
entre générations.
Ces retours en formations souvent financés par les CIF ou,
pour les demandeurs d’emplois, par des financements spécifiques, étaient la
plupart du temps des succès.
En 1992 (décret de 1993), une nouvelle loi vient soi-disant
élargir les possibilités de « validation des acquis » : dans l’université cela
se traduit par la possibilité d’obtenir, en reconnaissance des compétences
acquises à l’extérieur, des éléments de diplôme. C’est déjà une rupture par
rapport à la loi précédente : on considère que les compétences professionnelles
équivalent directement à des connaissances universitaires. Mais le texte
prévoyait que les candidats obtenant une validation devraient faire un retour
minimal en formation en passant au moins un examen. Autant la loi de 1985 a été
un succès, autant ces dispositions nouvelles se sont révélées difficiles à
mettre en œuvre et peu efficaces pour ceux qui bénéficiaient de validations.
C’est sur la base du constat du « faible rendement » de la procédure 1993 et en
arguant aussi de nobles justifications, lutte contre l’exclusion, renforcement
de la parité, que le gouvernement a fait voter en 2002 la nouvelle loi
instituant la VAE (Validation des acquis de l’expérience). Sa disposition la
plus novatrice (on a même parlé de « petite révolution »…) est la possibilité
d’obtenir l’intégralité d’un titre universitaire sur la base de compétences
professionnelles et personnelles. Le texte a fait consensus, autour de ses
justifications vertueuses, lutter contre l’exclusion, la discrimination dont
sont victimes les femmes. Pourtant :
- loin de réduire les inégalités devant les diplômes, il risque
de les accentuer: les expériences prises en compte dans le cadre de la VAE sont
des expériences sociales, socialement discriminées. Ceux qui, de par leur
origine sociale, avaient déjà plus de probabilités d’obtenir des diplômes
universitaires voient simplement ces possibilités encore élargies.
- il ne règle en aucune manière la discrimination dont sont
victimes les femmes puisqu’elle n’est pas une discrimination par le système
universitaire (les femmes y réussissent mieux) mais par le marché du
travail.
En revanche, ses effets pervers sont patents, qui ne sont pas
que des effets pervers puisqu’ils étaient attendus de certains : la VAE apparaît
comme un levier de marchandisation de l’enseignement supérieur :
- en accordant la totalité d’un titre sur la base de
compétences, c’est-à-dire en dissociant la formation de la certification, on
réduit les possibilités de formation et l’on constitue un marché de la
certification. A corps perdu, dans l’espoir d’obtenir de nouvelles ressources,
les universités se lancent dans la vénalité des titres (renouant alors avec une
tradition remontant à l’Ancien régime). La VAE est payante, certaines
universités demandant une contribution financière pour l’accompagnement des
candidats, d’autres n’hésitant pas à faire financer l’ensemble de la
certification (par exemple le travail des jurys) par les candidats. Les montants
demandés, entre 1000 et 1500 euros, montrent comment cette nouvelle procédure
s’inscrit immédiatement dans un cadre marchand, comme une prestation « sélective
». La réussite sera le plus souvent au rendez-vous pour ceux qui paient,
attestant le caractère vénal de cette opération.
- en posant que les compétences équivalent à des connaissances,
on réduit l’essence de la formation universitaire. Mais cela ne se limite pas à
une opération de mise en équivalence temporaire (au moment de la réunion du
jury). Pour faciliter cette mise en équivalence, on exige des universitaires
qu’ils redéfinissent tous leurs diplômes, et pas seulement les diplômes
professionnels (puisque tous sont accessibles) en termes de compétences. Au-delà
du flou extrême de la notion de compétences, de l’artificialité de l’exercice
pour les formations dites académiques, cette traduction a pour effet d’appauvrir
considérablement l’enseignement universitaire, le coupant un peu plus de la
recherche, en le réduisant à une formation purement instrumentale
- la VAE s’inscrit ici pleinement dans la conception libérale
de l’éducation tout au long de la vie. L’idée est de réduire le coût de
l’enseignement universitaire, trop lourd dans les budgets publics, tout en
enjoignant chacun à se former et à prendre en charge une partie du coût de sa
propre formation. La redéfinition des programmes en termes de compétences
s’inscrit bien dans cette logique d’économie budgétaire : un enseignement
universitaire à moindre coût. La réforme du LMD, par la dissociation extrême
qu’elle opère entre les unités d’enseignement va dans le même sens. La
Validation des acquis est alors un dispositif de certification des compétences
acquises à l’extérieur de l’université par des individus qui financent alors le
coût de ces acquisitions. C’est sans doute l’enseignement de langues pour non
spécialistes qui sera le premier transféré au marché : en demandant un niveau
attesté de langues dans les masters, en définissant des diplômes de compétences
(toujours le même terme ô combien significatif) enfin en ne donnant pas les
moyens aux universités en termes de dotation horaires pour les assurer, le
Ministère encourage le développement du marché de l’enseignement des langues et
le régule en assurant, sur financements publics, la certification des niveaux de
compétences en langues, donc la qualité minimale (même si elle est bien loin de
la conception universitaire de la qualité d’un enseignement de langues) des
prestations assurées par ces opérateurs privés.
V - L’Université : leur petite entreprise. Ou la transformation
managériale des universités, derrière la réforme sur l’autonomie
Les réformes projetées semblent inspirées par le « nouveau
management public », comprendre l’application des techniques managériales à la
gestion, hier des entreprises publiques, aujourd’hui également des
administrations, appelées elles aussi à la mue, c’est-à-dire précisément à se
comporter comme des entreprises. Le nouveau management public ne signifie pas
privatisation ; nul besoin ici de changer la propriété des établissements
d’enseignement supérieur pour faire évoluer leur mode de gestion.
Le mouvement que l’on observe aujourd’hui dans les universités
a quelque chose à voir avec celui qui affecte depuis dix ans les établissements
du second degré : dans ceux-ci aussi, on a cherché à renforcer en partie le
pouvoir du chef d’établissement et de «l’équipe de direction » contre les
personnels. Mais il est aussi spécifique, les universités étant appelées à
s’inscrire dans un cadre de plus en plus marchand.
Le modèle du Président manager
La thématique du « gouvernement des universités », un des axes
majeurs de la réforme aujourd’hui présentée, celui qui mobilise en particulier
la CPU, est ancienne. La loi de 1984, conçue en réalité en 1982, dans un autre
contexte idéologique, était d’essence démocratique, visant en particulier à
renforcer les conseils en en élargissant leur représentativité ; ceci explique
d’ailleurs en partie les résistances farouches de certaines universités, en
particulier juridiques, qui retardèrent sa mise en application. Rapidement
pourtant, cette conception-là de la gestion de l’Université va être remise en
cause, la gestion managériale devenant le modèle idéologique de référence (on se
souvient de la conversion à partir de 1983, de la gauche gouvernementale, aux
vertus de l’entreprise et du management ; il en a été de même, avec un léger
décalage, d’une partie de la gauche éducative, au pouvoir).
Le rapport du Comité National d’Evaluation des établissements
publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, au terme de son
premier mandat (1985-1989, le CNE ayant été institué par la loi de 1984)
consacre son dernier chapitre au nécessaire renforcement du « gouvernement des
universités ». Un certain nombre de recommandations sont faites sur le
développement du rôle du président, la « forte revalorisation matérielle de la
fonction », (p. 223), « la revalorisation du rôle, du recrutement, des
compétences managériales, du statut des secrétaires généraux » (p. 225). Cette
demande d’un renforcement du « gouvernement des universités », du « président »,
de « l’équipe présidentielle » devient d’ailleurs le leitmotiv de tous les
rapports officiels (CNE, Parlement, CPU).
La réforme présentée aujourd’hui consacre donc cette vieille
revendication et fait du président un vrai manager dans une université qui se
transforme progressivement en entreprise. L’avant-projet de loi sur l’autonomie
marque l’autonomisation non tant des universités (on y reviendra) mais des
présidents d’université, par rapport à leurs mandants et notamment les conseils.
L’abaissement des règles de majorité pour les votes sur les statuts, comme
l’allongement de la durée du mandat du président, la constitution d’une équipe
présidentielle que les conseils seraient simplement appelés à avaliser
s’inscrivent dans cette logique. La possibilité de choisir un président qui ne
soit pas enseignant en poste, dans l’université qui l’élirait, accentue encore
cette autonomisation du président d’université.
Ayant choisi son équipe, s’appuyant sur le secrétaire général
et l’agent comptable, le Président aura, dans ce nouveau dispositif, des marges
de manœuvre accrues en matière de gestion financière et de gestion des
ressources humaines, les deux étant d’ailleurs très liées. L’innovation du
budget global, conforme là encore aux principes du nouveau management public et
à la loi organique relative aux lois de finance (2001-692 du 21 août 2001),
permettra aux présidents plus de souplesse financière, et le transfert de
crédits d’un poste à l’autre (par exemple des dépenses de personnel vers les
dépenses en fluides), à une exception près, très significative, l’impossibilité
d’augmenter les crédits de personnel. La réforme, on le voit, est motivée par
des considérations d’économie budgétaire, non par le souci de la « qualité du
service », qui passerait par une augmentation des crédits en personnel, ne
serait-ce que pour combler l’écart massif entre dotation théorique et dotation
réelle (d’un quart inférieur pour les enseignants, voir en première partie).
Le budget sera aussi « global » au sens où il est appelé à être
alimenté de façon croissante par des ressources propres que les universités sont
invitées à rechercher. Et c’est cette quête de ressources propres qui transforme
en profondeur, dans un sens marchand, les établissements publics à caractère
scientifique, culturel et professionnel que sont les universités. Sur un mode à
peine analogique, on pourrait dire que les universités sont en train d’évoluer
vers un autre modèle d’établissement public, l’EPIC, établissement public
industriel et commercial. Ces ressources, les universités sont invitées à se les
procurer pour le moment grâce à la formation continue , par le biais de la
recherche, mais aussi par diverses prestations marchandes, comme par exemple la
location des salles et amphithéâtres pour des manifestations extérieures. Ce
recours accru aux financements propres participe à la transformation de la
logique des universités de plusieurs manières:
l’Etat enjoint les universités à trouver des financements grâce
à des prestations conçues sur un mode de plus en plus marchand et les soumet
alors, au nom de la concurrence, aux règles de droit et de fiscalité
s’appliquant aux entreprises privées. Difficile alors d’échapper à un mode de
gestion privé. Les universités sont d’ailleurs incitées (et en réalité poussées)
à constituer et développer des « enclaves » privées, au sein du service public,
les fameux SAIC.
les universités vont être tentées, pour des raisons
financières, de privilégier, dans l’allocation des moyens humains et matériels
dont elles disposent, leurs prestations marchandes (source de recettes) plutôt
que les missions de service public (source de dépenses). L’espace marchand dans
le service public, initialement limité, est appelé dès lors à se développer
le caractère marchand d’une part croissante de l’activité des
universités exige alors une évolution du « rôle des membres du gouvernement de
l’Université » appelés à gérer sur un mode privé, en appliquant les préceptes
classiques du management. On le voit, le président devient un manager (certes
encore élu), aidé d’administrateurs (type agent comptable ou secrétaire général)
dont les fonctions et le mode de recrutement évolueront en fonction de ces
nouvelles exigences.
Le Président chef du personnel ?
Dans la petite entreprise universitaire dont il est le manager,
le Président va se voir reconnaître un pouvoir plus grand dans la gestion des
personnels, IATOSS comme enseignants. Les textes officiels, modifiant les
statuts, n’ont pas encore été présentés mais les propositions de la CPU pour les
IATOSS comme le rapport Espéret (et sa version actualisée, le rapport Belloc,
attendu en octobre 2003) pour les enseignants et enseignants-chercheurs montrent
bien l’orientation générale. On remet en cause les statuts, on met les
personnels sous contrôle, par le biais du contrat.
La remise en cause du statut des personnels IATOSS
La situation des personnels IATOSS ne peut être séparée de
celle des autres composantes de l’université dans la mesure où ce sont les mêmes
orientations pilotant le remodelage en profondeur de l’enseignement supérieur
qui s’appliqueront à eux comme à l’ensemble.
Mais ces orientations auront des effets différenciés et
affecteront donc les personnels IATOSS de manière spécifique. Les personnels
pourraient donc être en particulier touchés par la décentralisation et la
globalisation budgétaire avec pour conséquences notamment :
• La disparition de l’inscription dans le budget de l’état des
emplois de fonctionnaires par corps et grades qui autoriserait plus facilement
des transformations d’emplois d’un corps/grade à un autre.
• L’effacement de la notion de "statut" remplacée par celle de
"convention" ou de "contrat" et le passage de la "logique statutaire de métier"
à celle de "compétences" ainsi que du corps au sens actuel à celui de "cadre de
fonctions".
Ces évolutions devant conduire à un mode de recrutement au
niveau des établissements, les candidats étant soumis à de véritables entretiens
d’embauche avec ce que cela implique comme précarité, comme dépendance et comme
risques de politiques clientélistes.
• La disparition du corps des ASU et leur regroupement dans
l’actuel statut des ITRF, plus dérogatoire et moins structuré avec un ensemble
de conséquences négatives pour les possibilités de mutations par exemple.
• La disparition de la catégorie C et l’externalisation des
fonctions exercées par ses actuels agents comme on en voit déjà les prémisses
dans plusieurs établissements avec les nombreuses suppressions de postes.
Ainsi, on peut craindre fortement de ces profonds changements
une bien plus grande précarité des personnels IATOSS, déjà élevée, une baisse
notable des effectifs, une moindre reconnaissance de la place des personnels non
enseignants dans les établissements. On est loin des justifications du Ministère
et de la CPU, en termes de souplesse accrue, au service des étudiants : la
dégradation des conditions d’exercice des métiers va au contraire dégrader la «
qualité du service ».
Remise en cause du statut et dénégation du métier : le cas des personnels de
bibliothèque
Le texte d’orientation adopté en CPU plénière du 19 juin 2003 à
propos de la gestion des ressources humaines à l’université appelle à
l’unification des corps des personnels IATOSS. Cela aurait pour conséquence la
disparition des corps techniques des bibliothèques.
La spécificité du métier de bibliothécaire, métier aussi ancien
que les universités elles mêmes, serait-elle donc niée au sein de l’institution
à laquelle elle est le plus nécessaire ? La transmission des savoirs ne
passerait-elle donc que par les amphithéâtres et plus par les bibliothèques ou
est-ce que celles-ci n’auraient brutalement plus besoin d’être enrichies,
organisées et ouvertes par des personnels spécifiquement formés à cela ?
On notera qu’au sujet des bibliothécaires, ce texte comporte de
nombreuses contradictions. Curieusement, alors que la CPU insiste sur «la
professionnalité et la technicisation de tous les métiers universitaires» la
notion même de métier semble remise en cause. Tout au plus est-il question de «
familles de métiers aux contours plus ou moins généralistes».
Pourtant la CPU souhaite que les concours nationaux permettant
de recruter les IATOSS « considérés comme trop scolaires et mal adaptés aux
recrutements de spécialistes » évoluent. En ce qui concerne les bibliothèques,
les personnels appartenant aux corps techniques se présentent déjà à des
concours, bien sûr perfectibles, mais qui comportent des épreuves spécialisées.
On comprend donc mal comment une fusion avec d’autres corps permettrait de
recruter du personnel plus spécialisé.
Enfin, à propos des personnels de catégorie C, la CPU appelle à
« une simplification de la procédure à l’image de ce qui se fait dans le plan
Sapin » (c'est-à-dire sans concours) « pour lesquels un recrutement national n’a
pas de pertinence ». Certes, mais en ce qui concerne les magasiniers une réforme
est intervenue dès 2003 et des recrutements locaux ont été organisés. Cela a
plutôt abouti à une déprofessionnalisation puisque le concours national
comportait une épreuve écrite portant sur des connaissances professionnelles et
que les recrutements locaux se résument à la remise d’un dossier de candidature
et à un entretien dont on sait les effets socialement discriminants.
Ainsi, alors que l’accès à la documentation est plus que jamais
essentiel à la transmission des connaissances il semble pour le moins étrange de
ne pas reconnaître la spécificité du métier de bibliothécaire.
Le personnel enseignant et enseignant-chercheur bientôt sous contrat
esperetien, pardon bellocien…
Des 192 heures d’enseignement (ou 384
heures pour les enseignants de statut second degré) aux 1600 heures
d’activité
Sous prétexte de prendre en compte certaines nouvelles missions
(élaboration de supports de cours sur internet, jurys de validation des acquis
de l’expérience…), le nouveau décret conduit à un remodelage complet du statut
des enseignants-chercheurs : on passe d’une logique de statut défini
nationalement à une logique de contrat négocié individuellement entre chaque
enseignant-chercheur et son Président. Ce qui se traduit en termes d’horaires
par le passage de 192 heures d’enseignement annuelles à 1600 heures annuelles
d’activités.
Selon le rapport Espéret, les 1600 heures se répartiraient
ainsi : 800 heures consacrées à la recherche et 800 heures pour l’enseignement
et l’administration. Pour ces 800 heures, il est pour l’instant prévu qu’un
quart soit consacré aux cours eux-mêmes et trois quarts à leur préparation et à
la correction des travaux des étudiants. Mais cette répartition sera à
renégocier chaque année avec le Président de l’Université, qui pourra augmenter
le volume des heures d’enseignement bien au-delà des 192 heures actuelles.
Des universités d’enseignement sans recherche ?
On imagine ce qui peut advenir des enseignants-chercheurs dans
les Universités de moins de 15 000 étudiants transformées en sortes de collèges
universitaires. On leur déniera une bonne part de leur activité de recherche en
faisant valoir qu’ils ne participent pas à la formation à la recherche, n’ayant
que des étudiants de « premier cycle rénové » (le L du LMD). On leur demandera
une activité d’enseignement plus importante, en arguant de ce que les cours
dispensés à ce niveau n’exigent pas une telle préparation et peuvent être
reconduits à l’identique d’une année sur l’autre.
Avec ce projet de décret, il n’y aura plus ni heures
complémentaires, ni déficit de postes.
Les enseignants-chercheurs doivent cesser d’avoir honte de leur
statut à 192 heures d’enseignement. On ne reproche pas à un avocat de n’être
actif professionnellement que le temps de sa plaidoirie. Les cours, expression
visible de ce métier, ne doivent pas masquer l’activité de préparation.
Dans « leur » petite entreprise, la recherche réduite à la portion congrue et
marchande
La subordination de la recherche à des intérêts régionaux et à
l’utilitarisme économique
L’article 3 du projet de loi de « modernisation universitaire »
(deuxième version du projet de loi sur l’autonomie des établissements
d’enseignement supérieur, ajout de l'article 711-1-2 du code de l'éducation) est
ainsi rédigé:
«Dans chaque établissement, un conseil d’orientation
stratégique est chargé de faire toutes propositions, à son initiative ou à la
demande du président, sur la politique générale de l’établissement. Le conseil
est consulté sur l’élaboration et la réalisation du projet et du contrat
d’établissement. Ses avis sont communiqués aux instances de l’établissement.
Outre le président de l’établissement, le conseil d’orientation
stratégique est composé de personnalités qualifiées extérieures à
l’établissement, de nationalité française et étrangère, représentant notamment
les collectivités territoriales, le monde économique et social et les intérêts
scientifiques, parmi lesquelles est élu son président. Ces personnalités
qualifiées sont désignées dans des conditions fixées par décret. »
Dans la première version du projet de loi, le Président
d’université était « élu sur avis » du Conseil d’Orientation Stratégique (COS),
et pouvait être non universitaire : les intentions du gouvernement relatives aux
articles correspondants de la loi d’autonomie étaient ainsi bien plus claires,
trop claires peut être...
Ces aspects du projet de loi rappellent l’inspiration de la loi
sur l’Innovation et la Recherche de juillet 1999, qui incitait les universités
et les établissements de recherche à s’impliquer plus fortement dans la
valorisation de la recherche et le transfert de technologies vers l’industrie.
Cette loi, qui visait à « favoriser notamment la production d'activités de
nature industrielle et commerciale par l'enseignement supérieur et la
recherche », comprenait certains éléments positifs, mais a parfois
simplement servi à déposséder la recherche publique des fruits de son travail ou
à rediriger des crédits et des moyens publics vers des entités privées, avec un
« retour sur investissement » la plupart du temps bien faible pour le
public.
De même que pour l’enseignement, le COS, étant donné sa
composition, pourra peser sur la stratégie et le financement de la recherche à
l’université, dans un sens induisant une dépendance marquée vis-à-vis des
intérêts économiques locaux. Cette contrainte pourrait amener certaines
universités de taille moyenne à réduire l’éventail des activités de recherche
qu’elles maintiennent, plus particulièrement dans des domaines considérés comme
« improductifs » ou sans débouchés professionnels. Seules les régions puissantes
pourront (éventuellement) s’engager dans une politique offensive en termes de
recherche. Comment, dans ces conditions, garantir le droit et la possibilité de
réaliser une thèse en archéologie, en mathématiques pures, en histoire du droit,
etc. ?
La pression vers « l’adaptation aux besoins économiques et
sociaux » se traduira aussi par la multiplication des financements privés ou
associatifs et la restriction des financements publics de type allocations et
bourses, ce qui aggravera les phénomènes qui viennent d’être décrits et générera
une nouvelle échelle de valeurs pour les différentes branches de la recherche
scientifique.
Enfin, la contractualisation, telle qu’elle est prônée par le
rapport Espéret, ouvre la voie à la création de postes d’enseignement sans
recherche, avec l’éventualité de limiter mécaniquement le rôle de l’Université
dans les progrès de la connaissance.
Il y a là un risque réel de faire profondément régresser la
recherche universitaire en France.
Recrutement des chercheurs : renforcement de la sélection
sociale et précarisation des statuts
A cause du cloisonnement entre filières professionnalisantes et
filières de recherche, devenir un chercheur supposera un « plan de carrière »
élaboré très tôt dans le cursus (avant la licence professionnelle).
Ce schéma requiert d'avoir su se construire un parcours
individuel compatible avec cet objectif. Les bacheliers initiés, socialement et
culturellement les mieux dotés, pourront plus facilement se projeter dans un
parcours menant à la recherche professionnelle. Les autres « préfèreront » un
cursus a priori moins risqué et plus rentable à court terme. On peut craindre en
outre que les universitaires ayant le privilège de travailler dans les filières
de recherche devront avant tout, plus qu’auparavant, se préoccuper de leurs
financements et de leurs publications (« publish or perish ») au détriment du
suivi de leurs étudiants et doctorants.
Les réformes en cours accentueront donc l’élitisme social dans
les filières de recherche, pourtant déjà bien marqué.
Sur un autre plan, les universités pourront s’intégrer dans des
EPCU et des GIP (Groupements d’Intérêt Public) ce qui permettra une comptabilité
de droit privé, et elles recevront de la part du ministère de l’Education un
budget global (avec seulement un plafond de postes de fonctionnaires).
Cela modifiera la politique de recrutement des universités
durant la période qui vient de fort renouvellement des personnels (départs à la
retraite massifs d’ici 2010). Selon leurs priorités, les instances
décisionnelles universitaires pourront choisir de ne pas créer de postes de
fonctionnaires et créer des postes à durée déterminée, des postes d’associés,
etc. Cette évolution fragiliserait encore plus la situation des doctorants et
des docteurs sans poste qui sont déjà les premiers touchés par la précarité des
emplois offerts à l’Université : armée de réserve de l’enseignement supérieur,
ce sont eux qui assurent le fonctionnement des Travaux Dirigés et des Travaux
Pratiques à bas coût, car sous-payés et bénéficiant d’une protection sociale
limitée.
Après avoir été précaires durant leur (longue…) formation, les
jeunes docteurs se verraient offrir un avenir tout aussi précaire à
l’Université, mais également dans les organismes de recherche ; en effet, les
projets de réforme y vont dans le même sens : institutionnalisation du statut de
post-doc, financement via des fondations, postes de chargés de recherche à durée
déterminée, etc. (le recrutement au CNRS en 2004 est déjà parlant: 1000 départs,
500 recrutements, le reste en CDD).
Dans une période de renouvellement important des générations,
les enjeux de la formation des enseignants-chercheurs et des conditions de
travail futures sont essentiels pour la définition du champ scientifique. Cela
concerne tant les jeunes étudiants et les universitaires en place que les
doctorants qui se sont engagés dans la voie de la recherche. La science est une
affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains de « responsables » qui risquent
fort d’adopter une politique irresponsable sur le moyen et le long terme…
« Grandes universités » et « collèges universitaires »
Le processus de massification de l’Université engagé depuis le
début des années 1980 s’accompagne aujourd'hui d’une volonté d'ouverture des
formations universitaires à des débouchés professionnels. L'enseignement et la
recherche ne seraient plus les seules vocations officielles de l'Université. On
peut toutefois s'interroger sur les modalités de mise en œuvre de ces nouvelles
filières dites "professionnelles" ou "professionnalisantes" (Licence et Master).
En effet, au moment où, afin de légitimer leur capacité à transmettre un savoir,
les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs rendent plus générales leurs
formations professionnelles bac + 5 et s'allient avec des universités pour
décerner des doctorats (par le jeu des EPCU), on contraint les universités à
dispenser des formations dites professionnelles, d’une valeur fortement soumise
aux fluctuations du marché de l’emploi. De ce point de vue, le processus qui a
conduit à la disparition des petites écoles de commerce, (notamment celles de
province) au profit d'écoles privées fonctionnant comme des "boîtes à diplôme de
commerce", a toutes les chances de se reproduire au niveau des "petites
universités", qui, majoritaires sur le plan quantitatif, ne pourront offrir aux
étudiants que des licences professionnelles « terminales », dotées de peu de
moyens. Nous assistons donc bien à un renforcement de la césure entre deux
systèmes et non à leur rapprochement, situation dont les principales victimes
seront les étudiants.
Tout semble indiquer, en effet, que la licence professionnelle,
amenée à se développer dans les « collèges universitaires », reportera sur
l’étudiant l’ensemble des risques avant, durant et suite à la formation. Les
étudiants s’engageront dans une formation dont la reconnaissance sera fragile.
Tout d’abord, ils ne sauront pas comment auront été négociées la conception et
la mise en œuvre de cette formation entre universitaires, représentants
d’organisations professionnelles, élus locaux, président d’université, etc.
Pourtant, cette négociation, les modalités du « partenariat » (autrement dit le
rapport de forces nécessairement mouvant entre les différentes parties
prenantes) aura une incidence sur le contenu pédagogique de la formation et la
reconnaissance du diplôme.
La réforme LMD associée à une réforme de l’organisation
administrative et financière et à une réforme des statuts des personnels va
développer la dualisation du système universitaire avec, d’une part, les «
grandes universités », peu nombreuses, pluridisciplinaires, formant jusqu’au
master et au doctorat (tout en assurant la licence), concentrant prestige
intellectuel et moyens matériels, et, d’autre part, les « collèges
universitaires », nombreux, spécialisés, s’arrêtant à la licence professionnelle
ou générale.
Le financement des « licences professionnelles »
Les étudiants peuvent pâtir de l’instabilité des financements
des licences professionnelles, le financement correspondant à un assemblage de
subventions d’origines diverses, de fonds propres de l’université, de
financements des étudiants... Cette instabilité financière, connue dans la
formation continue, risque d’être généralisée à l’ensemble des formations. Et,
là encore c’est l’étudiant qui sera directement affecté : hausse soudaine du
droit d’inscription, cours qui ne peuvent être assurés faute de financement…
En outre, si l'on considère le rapport de forces entre les
différentes parties prenantes, les contenus effectifs de la formation pourront
être contestables, car non investis par des professionnels de la formation :
appel inconsidéré aux « consultants » (ni praticiens, ni théoriciens), aucun
temps (donc de l’argent) dégagé pour réunir l’équipe pédagogique, apprentissage
par la recherche remis en cause (pas d’exigence de mémoire durant ces
formations, flou du contenu des « projets tutorés »).
Enfin, concernant le stage professionnel qui fait partie
intégrante de la licence professionnelle, aucune garantie n’est apportée sur le
caractère professionnalisant du stage, c’est-à-dire sur le contenu effectif,
sans même parler du non paiement du travail fourni.
« Licences professionnelles » et accès à l’emploi qualifié
Avec ces réformes, l’Université française sera de moins en
moins apte à remplir l’une des fonctions qui lui échoit encore : assurer, à tous
les étudiants, la possibilité de faire des études poussées, et en particulier
donner une seconde chance aux étudiants peu favorisés socialement et
culturellement. C’est bien à l’objectif d’un accès démocratique aux diplômes de
l’enseignement supérieur que ces reformes semblent renoncer.
Le diplôme sera reconnu par des acteurs professionnels (par
exemple des syndicats patronaux) qui participent à son élaboration. Mais cette
reconnaissance ne sera garantie que par des acteurs circonscrits et pour des
emplois dont on ne saura s’ils perdureront. Lors de la mise en place de ce type
de formation, l’homologation de la certification par des organismes
professionnels et par l'Éducation nationale ne garantira pas une reconnaissance
par les organismes financeurs de formation (ANPE, Fonds de formation…). Or,
cette reconnaissance sera indispensable aux demandeurs d’emploi et salariés qui
souhaiteront suivre ces formations dans le cadre de la formation continue (et
qui paieront des tarifs plus élevés que ceux réservés aux étudiants en formation
initiale). En outre, lorsque cette formation sera jugée obsolète par certains
partenaires, la reconnaissance pourra disparaître aussi vite qu’elle est apparue
(via la suppression de financements, le non renouvellement de l’homologation,
etc.). L’étudiant s’engagera alors dans une voie potentiellement sans issue.
Contrairement aux élèves des "grandes écoles", le licencié pro
ne bénéficiera pas d’un environnement et de moyens permettant une bonne
insertion professionnelle : bureau des stages, suivi des stages, rencontres
collectives organisées avec les professionnels, annuaires des anciens élèves,
etc. C’est seul qu’il négociera face à son employeur potentiel, sa certification
ayant peu de chance d’être connue en dehors des quelques personnes qui auront
personnellement participé à son élaboration. Dès lors, quelle sera la valeur de
cette formation ?
La réalisation d'un stage, dont le contenu varie fortement
selon les ressources dont disposent les étudiants (relations, moyens financiers,
etc.), ne permettra pas de faire valoir cette formation comme l'acquisition
d'une compétence professionnelle. En ce sens, un étudiant qui détiendra une
licence professionnelle sera, sur le marché du travail, en compétition avec des
formations plus reconnues, ayant déjà fait l'objet d'une évaluation salariale,
telles que les formations BTS, DUT ou IUT. Un licencié pro sera ainsi moins bien
rétribué qu’un diplômé de BTS, dont on connaît déjà l'effondrement de la valeur
marchande sur le marché du travail (ce qui se traduit par une multiplication des
formations en alternance pendant la seconde année de BTS, ainsi que par la
prolongation de leur formation scolaire, notamment à l'Université). On peut
d’ailleurs s'interroger sur la création de ces nouvelles filières, sachant que
les DUT, IUT, IAE, IUP, etc., sont déjà des formations professionnelles
dispensées en partie par des universitaires et rattachées aux universités.
Des inégalités sociales renforcées
Les étudiants sont directement concernés par les
transformations organisationnelles et financières en projet. Avec des budgets en
provenance du ministère de l’Education nationale stables voire en baisse, ce
sont les collectivités locales, les entreprises et les étudiants qui vont être
sollicités. Or, cette rupture des dispositifs de financement au niveau national,
qui contribuent à promouvoir un accès pour tous à l’Université, risque fort
d’accentuer le caractère inégalitaire de son recrutement social. La remise en
cause de la quasi gratuité des études représente d’abord une atteinte symbolique
portée à un droit. Ensuite, cette « libéralisation » des frais d’inscription
aura pour conséquence d’exclure d’emblée un certain nombre de jeunes de l’accès
à l’enseignement supérieur. D’ailleurs, les jeunes dont les parents disposent de
faibles revenus seront d’autant plus facilement dissuadés de s’engager dans un
cursus universitaire que la durée minimale d’obtention du premier diplôme
passera de deux à trois ans.
Les réformes proposées risquent en outre de renforcer les
inégalités entre étudiants quant à leurs conditions de vie et d’études. La
dualisation croissante de l’enseignement supérieur (grandes écoles et « grandes
universités » / « petites universités » ou « collèges universitaires ») pourrait
s’accompagner d’une différenciation sociale accrue des publics étudiants. Ainsi,
les étudiants issus des classes supérieures, qui, par ailleurs, mieux
culturellement dotés, accèdent plus facilement aux filières sélectives,
disposeraient plus que les autres des moyens matériels nécessaires au
financement d’une formation prestigieuse. Ils continueraient à profiter de
l’aide parentale, actuellement plus importante pour eux que pour les autres
étudiants, et accèderaient sans doute plus aisément que les autres à des prêts
bancaires. Les étudiants d’origine populaire bénéficient quant à eux de bourses
(surtout en 1er cycle), mais leur montant et leur nombre pourront s’avérer plus
insuffisants encore si les frais occasionnés augmentent. De plus, beaucoup
d’étudiants dont les parents se situent dans des catégories intermédiaires de
revenus ne peuvent prétendre à ces aides, et doivent recourir au salariat. Si
l’exercice d’une activité rémunérée est largement répandu parmi les étudiants,
la nature et la fréquence de cette activité varient fortement selon leur origine
sociale. Les étudiants issus des classes supérieures recourent plus fréquemment
que les autres au baby-sitting et aux cours particuliers puis, à mesure qu’ils
avancent dans leur cursus, à des activités inscrites dans le cadre des études,
les plus convoitées. Ceux d’origine populaire et moyenne exercent plus souvent
des emplois d’ouvrier ou d’employé de service, puis de surveillant, emploi
relativement stable et bien rémunéré mais dont l’exercice est remis en cause par
la récente suppression de postes. Aux premiers sont réservées les activités les
mieux rétribuées, les moins pénibles, les plus proches de la qualification
obtenue et les plus valorisantes dans un CV, tandis que les seconds se voient
globalement cantonnés à des emplois qui, sans lien avec leurs études et
effectués avec une relative régularité, perturbent leur investissement studieux.
Plus souvent confrontés par ailleurs à des difficultés scolaires, ils sont ainsi
plus exposés au risque d’échouer dans leurs études à cause de leur emploi.
Ainsi, en simplifiant un peu, on pourrait distinguer, au sein
des publics étudiants, deux figures polaires. D’un côté, l’étudiant inscrit dans
une filière d’excellence, aidé financièrement par ses parents et/ou ayant accès
à des prêts ou à des emplois intégrés à ses études, représenterait une sorte de
« bon client » de l’enseignement supérieur. De l’autre, l’étudiant relégué à une
« petite université » et aux cursus les plus courts, et contraint d’exercer un «
petit boulot » parallèlement à ses études, fournirait une main d’œuvre bon
marché aux entreprises locales.
Avec les réformes à venir, le salariat étudiant tendra même à
s’institutionnaliser et à s’inscrire de plus en plus dans les cursus. En effet,
les « licences professionnelles » et le système des ECTS selon lequel un stage
ou une expérience professionnelle pourra être validé, au même titre qu’un
mémoire de recherche, permettront cette intrusion du monde de l’entreprise et de
ses exigences au sein de l’Université. Non seulement l’Université n’a pas
vocation à prendre en charge la sélection et la formation des salariés -elle
dispense, rappelons-le, des connaissances générales sanctionnées par des
diplômes nationalement reconnus-, mais en outre aucune garantie n’est prévue
quant à la valeur formative et à l’apport sur un CV de ces stages et emplois. En
revanche, ceux-ci fournissent aux entreprises locales une main d’œuvre bon
marché et d’autant plus docile que l’obtention d’une partie du diplôme de
l’étudiant dépend de son comportement au travail. Plus que jamais, le terme
enjoliveur de « professionnalisation » pourra renvoyer à des emplois déqualifiés
ou peu « qualifiants ».
Cette conception néolibérale de l’enseignement comme pourvoyeur
de main d’oeuvre est clairement exposée dans Le Livre Blanc sur l’éducation
et la formation de la Commission Européenne, au sein de laquelle sont prises
les décisions politiques que les réformes projetées appliqueront. Si une place y
est consentie à la « culture générale », « le développement de l’aptitude à
l’emploi et à l’activité » y est aussi largement prôné. Celui-ci fait l’objet
d’une partie dans laquelle on peut lire : « Dans le monde moderne, la
connaissance au sens large peut être définie comme une accumulation de savoirs
fondamentaux, de savoirs techniques et d'aptitudes sociales. (…) Les aptitudes
sociales concernent les capacités relationnelles, le comportement au travail et
toute une gamme de compétences qui correspondent au niveau de responsabilité
occupée : la capacité de coopérer, de travailler en équipe, la créativité, la
recherche de la qualité. ». Cette définition de la connaissance aux allures
théoriques légitime une conception hétéronome de l’enseignement, directement lié
aux besoins des entreprises. La « connaissance » englobe ici les « aptitudes
sociales », elles-mêmes ramenées à une « aptitude à l’emploi » (elles pourraient
aussi bien, par exemple, désigner les qualités civiques et renvoyer aux notions
d’implication citoyenne, de solidarité et de sens critique…). L’entreprise
apparaît logiquement comme le lieu privilégié d’acquisition de ces aptitudes : «
La maîtrise de telles aptitudes ne peut être pleinement acquise qu’en milieu
de travail, donc essentiellement dans l’entreprise. ». Mais c’est avant tout
à « l’individu » qu’il revient d’être, en quelque sorte, le formateur de
lui-même : « L’aptitude à l’emploi d’un individu, son autonomie, sa
possibilité d’adaptation, sont liées à la façon dont il pourra combiner ces
différentes connaissances et les faire évoluer. Ici, l'individu devient l'acteur
et le constructeur principal de sa qualification : il est apte à combiner les
compétences transmises par les institutions formelles et les compétences
acquises par sa pratique professionnelle et par ses initiatives personnelles en
matière de formation. ». D’où une conception de l’enseignement qui sous-tend
également les mesures gouvernementales : « C’est donc en diversifiant les
offres éducatives, les passerelles entre filières, en multipliant les
expériences pré-professionnelles, en ouvrant toutes les possibilités de
mobilité, qu’on lui permettra de construire et développer son aptitude à
l’emploi et de mieux maîtriser son parcours professionnel. ». Ailleurs dans
le texte, il est dit, de manière plus explicite encore : « Faites pour
éduquer et former le citoyen ou le salarié destiné à un emploi permanent,
[les institutions éducatives] sont encore trop rigides […] la question
centrale est d'aller vers une plus grande flexibilité de l'éducation et de la
formation ».
Une telle conception individualiste de l’enseignement peut se
révéler profondément inégalitaire. Si « l'individu devient l'acteur et le
constructeur principal de sa qualification », alors la qualité de sa formation
et son accès futur à des emplois qualifiés ne dépendront que de lui-même,
ou plutôt des ressources de diverses natures qu’il tiendra de sa famille
d’origine. Les étudiants les mieux économiquement et culturellement dotés seront
en mesure de choisir les meilleurs « placements », c’est-à-dire à la fois
d’investir financièrement dans les formations les plus « rentables » et de
s’orienter au sein d’un système d’enseignement brouillé car parcellisé en «
points » ou « crédits » à « capitaliser ».
En outre, ces étudiants appelés à devenir des agents
rationnels, utilisant au mieux de leurs intérêts le système, seront encouragés
par là même à se comporter en « clients » et en « consommateurs » (comme dans
les grandes écoles, on connaîtra dans les universités les procès des étudiants
contre leur école, la remise en cause des notes et des décisions du jury, les
jeux de l’évaluation, etc.). Ainsi se renforceront l’utilitarisme des étudiants,
la focalisation sur les résultats, sur l’obtention du titre au détriment d’une
réelle implication dans le processus d’acquisition des savoirs, condition
nécessaire de l’émancipation par la connaissance.
Cette conception de l’étudiant comme un consommateur se
retrouve dans un des projets les plus exemplaires de la « marchandisation » de
l’enseignement : le programme « eLearning » de la Commission Européenne, qui
vise à adapter les systèmes éducatifs européens à la « nouvelle économie ».
Plutôt que la diffusion des savoirs à des publics élargis, ce programme
facilitera, grâce aux Nouvelles Technologies de l’Information et de la
Communication (NTIC), qui permettent de contourner les « rigidités » que
seraient les frontières et les institutions, la mise en concurrence des divers
établissements d’enseignement supérieur. En effet, il favoriserait «
l’interconnexion des espaces et campus virtuels, la mise en réseau des
universités, écoles, centres de formation et au-delà des centres de ressources
culturelles ». Dans le cadre de ces nouvelles relations « entre chaque
apprenant, enseignant, formateur, entrepreneur », l’étudiant deviendra une sorte
de client qui choisit entre différents prestataires. Ce type de programme mis en
œuvre au sein de l’Union Européenne préparera le terrain aux libéralisations
prévisibles dans le cadre de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des
Services) de l’OMC, qui considère l’éducation comme « un article destiné à la
consommation publique et privée ». L’ouverture au marché du secteur de
l’éducation, secteur très lucratif, ne serait alors pas dénué d’enjeux
idéologiques : formé comme un client (ou comme un salarié) au sein même du
système d’enseignement (à travers les types de formations proposées, leur
contenu, la façon d’y accéder, à travers les nouveaux modes de relation avec les
enseignants, etc.), l’étudiant (« client en formation », pourrait-on dire)
aurait de fortes chances d’adhérer par la suite aux thèses néolibérales.
Rigidification des cursus universitaires : voie professionnelle et voie de la
recherche
Quelle sera la possibilité pour un diplômé d'une licence
professionnelle de poursuivre ses études au-delà d'un master ? La licence
professionnelle est-elle ou peut-elle être équivalente à une licence dite
générale, non professionnelle ? Il semble que les étudiants engagés dans un
master professionnel ne puissent pas avoir accès au doctorat. La question des
passerelles entre les deux cursus n'est jamais posée. On tend donc à distinguer
deux types de formations selon leur débouché. Les chercheurs ne sont-ils pas des
professionnels de la recherche ? Ceux qui envisagent de faire de la recherche ne
souhaitent-ils pas en faire leur profession ? Par conséquent, la différenciation
entre ces deux formations ne fait que promouvoir l'idée selon laquelle à une
formation donnée correspond un univers de professions déterminées. Or,
aujourd'hui, un étudiant qui détient un doctorat a une valeur professionnelle,
même si, et c'est là que réside (souvent) le problème, la valeur professionnelle
d'un doctorat n'est pas suffisamment reconnue. Ainsi, la réforme, qui vise à
distinguer la voie de la recherche de la voie professionnelle, ne fait que
renforcer le pouvoir des entreprises privées à définir la valeur des diplômes et
le contenu des formations. On considérera alors les détenteurs d’un master
professionnel comme étant plus « employable » que ceux qui auront choisi les
filières de la recherche, perçus comme des " savants géniaux " inaptes à
produire des objets présentant un intérêt pour les entreprises.
En outre, la séparation, promue par ces réformes, entre un
parcours professionnel et un parcours de recherche, renforce la sélection
sociale des étudiants en instaurant, derrière une distinction scolaire, une
nouvelle distinction sociale. En effet, les étudiants qui choisissent
aujourd'hui les filières professionnelles ont les origines sociales les plus
modestes et disposent des ressources sociales, économiques et culturelles les
plus faibles. Ils investissent ces formations parce qu'elles sont perçues par
eux-mêmes et par leur famille comme procurant un retour sur investissement réel
et à court terme, bref, un emploi. La mise en place d'une licence et d'un master
professionnel entretient cette illusion de pouvoir trouver un emploi rapidement
et de manière assurée. Or, il s'avère que ce sont précisément ceux qui
choisissent ces filières qui subissent le plus fortement les difficultés de
recherche d'emploi et d'intégration dans la vie active. En conséquence, la
différenciation entre deux types de formation voués à deux types de débouchés ne
fait qu'instituer une sélection sociale déjà à l'œuvre dans les établissements
d'enseignement supérieur. Ceux qui choisiront la filière de la recherche seront
ceux qui envisageront les études supérieures non pas comme l'acquisition d'une
compétence pour un emploi, mais comme l'acquisition d'un savoir, sans avoir pour
préoccupation initiale la recherche d'une rémunération. Choisir de s'investir
dans des études longues, qui engendrent un retour sur investissement à plus long
terme, suppose, en effet, d’en avoir les moyens financiers.
De ce fait, la différenciation universitaire telle que le
promeut cette réforme, entre un parcours professionnel et un parcours dit
recherche, instaure une nouvelle distinction sociale sous couvert d'une
distinction scolaire.
La dégradation de la condition des étudiants chercheurs.
Après les textes législatifs imposant la norme de la thèse en 3
ans (avec des dérogations possibles liées au travail salarié, à la maternité,
etc., cf. les arrêtés de 1998 sur la charte des thèses et de 2002 relatif aux
études doctorales), la réforme LMD confirme cette injonction (dans son intitulé
même, version C. Allègre, on parlait de « 3-5-8 »). Or, en sciences sociales et
humaines en particulier, cette norme est irréaliste pour la majorité des
doctorants. En 2001, la durée médiane des thèses en sciences humaines et
sociales (SHS) est de 5 ans et l’âge moyen de soutenance est de 36 ans et
demi.
La durée plus longue des thèses en SHS est à rapporter à leurs
conditions de production. D’une part, les conditions matérielles sont
déplorables : en 1999, 14 % des doctorants en SHS sont allocataires, contre 41 %
des doctorants en sciences expérimentales (directions scientifiques de 1 à 5) ;
en 2000, plus de 60 % des doctorants en SHS n’ont pas de financement de thèse
(ni allocataires, ni salariés, ni bénéficiaires d’une bourse ou équivalent),
contre environ 10 % pour les doctorants en sciences expérimentales. D’autre
part, les conditions scientifiques sont différentes d’une discipline à l’autre :
en SHS, le temps d’accumulation des connaissances et de collectes des données
est plus long ; et les doctorants bénéficient beaucoup moins souvent d’un
encadrement collectif, en particulier au sein d’un laboratoire.
Les réformes en cours renforcent le poids de critères
hétéronomes dans l’orientation de la politique de recherche de l’Université.
Étant donné la restriction des budgets en provenance des
ministères, la pression à « l’adaptation aux besoins économiques et sociaux » et
le poids accordé aux représentants régionaux dans l’orientation de la politique
universitaire (appelés à faire mieux avec moins), on peut craindre le
délaissement de nombreuses filières de recherche : les plus coûteuses en
financement public et les moins « vendables », d’un point de vue électoral
notamment. Une priorité sera accordée à certaines disciplines et à certains
objets de recherche en fonction des intérêts nationaux et locaux. Seules les
régions puissantes pourront (éventuellement) s’engager dans une politique
offensive en termes de recherche fondamentale (souhaitant accumuler davantage de
capital symbolique convertible à terme). Comment, dans ces conditions, garantir
le droit/la possibilité de réaliser une thèse en archéologie, en mathématiques
pures, en histoire du droit, etc. ?
Au-delà de cette restriction de l’offre de filières de
recherche, structurant fortement l’avenir des doctorants, le poids de critères
hétéronomes risque fort d’affecter l’orientation même des recherches menées.
L’affaiblissement d’une logique disciplinaire au profit d’une logique thématique
durant la licence et le master aura nécessairement des conséquences dans
l’orientation intellectuelle des futurs doctorants.
Quant au fonctionnement des écoles doctorales, censées être le
principal lieu de socialisation professionnelle pour les doctorants (apprentis
chercheurs, apprentis enseignants-chercheurs), il n’est pas évoqué dans les
textes. De quels locaux et de quels moyens financiers disposeront ces écoles ?
Dans quelles conditions sera assurée la pluridisciplinarité au principe des
écoles ? Quelle sera la disponibilité des universitaires pour s’y engager ? Là
encore, cela dépendra de la politique adoptée par chaque université et de ses
axes prioritaires. Quant au suivi individuel du thésard, il devra être renforcé
pour raccourcir le délai de réalisation de la thèse. Le suivi actuel est jugé
insuffisant par de nombreux doctorants, mais les réformes envisagées n’apportent
aucune solution à ce problème. On peut plutôt craindre que les universitaires
ayant le privilège de travailler dans les filières de recherche devront avant
tout se préoccuper des financements de leurs recherches et de leurs publications
(publish or perish) et, secondairement, s’occuper de leurs étudiants et
doctorants.
Cette durée de réalisation de la thèse, plus longue, est en
outre à rapporter aux modalités d’évaluation. La qualification (pour participer
au concours de recrutement des maîtres de conférences) ou le recrutement au sein
d’un organisme de recherche ne se font pas seulement sur la base de la thèse (et
de sa mention) mais également sur celle des publications (leur nombre et leur
rang) du candidat et de son expérience de l’enseignement. Les doctorants se
voient ainsi confrontés à une double contrainte, source de nombreuses tensions :
d’un côté, les commissions, bien souvent, conservent des exigences
contradictoires avec la réalisation d’une thèse en trois ans ; de l’autre, la
concurrence entre docteurs en attente de postes, nouveaux et futurs docteurs,
favorise la surenchère dans les publications et les enseignements.
Dans le fonctionnement actuel, la procédure pour obtenir un
poste de maître de conférences à l’Université est déjà opaque (aux niveaux de la
qualification par la section CNU, de la sélection des candidats par les
commissions universitaires, de la sélection des auditionnés, du choix final
réalisé…), et aucune mesure ne concerne cette question dans les projets en
cours. Mais qu’en sera-t-il pour ces nouveaux contrats (qu’ils soient de droit
privé ou de droit public) ? Quel rôle auront les pairs dans le processus de
recrutement ? Le contrat n’imposera-t-il pas que des tâches d’enseignement et
d’administration dans les collèges universitaires ? Quelles seront les marges de
négociation des postulants à ces emplois ? Le projet de réforme des statuts
d’enseignants-chercheurs titulaires (1600 h d’activité dont le contenu est à
renégocier chaque année avec le président de l’université) n’incite pas à
l’optimisme pour les non titulaires.