Livre noir

sur les

universités françaises

 

 

Texte en .rtf

 

Ce texte est le produit d’un travail collectif réalisé par Luigi Del Buono, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Marie-Hélène Lechien, Frédéric Neyrat, Fabienne Pavis, Maryse Ramambason, Charles Soulié, Sylvie Tissot, au sein de la Coordination Nationale Recherche et Enseignement Supérieur, en association avec des membres de la coordination et des informateurs appartenant à divers établissements d’enseignement supérieur et à plusieurs disciplines.

Document de travail, réalisé dans l’urgence, une urgence imposée par le calendrier de la pseudo consultation de la CPU (Conférence des Présidents d’Université), il sera discuté dans les prochaines AG de la Coordination RES (Recherche et Enseignement Supérieur).

(sur la coordination RES, et les pétitions qui l’ont précédé voir http://membres.lycos.fr/manifestes/ )

Email : coordination.res@laposte.net

 

 

 

TABLE DES MATIERES

· Sens et contre-sens d’une réforme

· I - Avant même la réforme, l’Université n’est déjà plus celle que la réforme se propose de transformer

L’université de la massification : une université non démocratique

Une université sous équipée pour faire face à la massification

· II - La justification de la réforme au nom de l’ouverture internationale

La compétitivité et la mobilité internationale

La mobilité intra-Européenne et intra-nationale

Loin de l’utopie

· III - Une réforme justifiée pédagogiquement ?

Taux d’échec, « démocratisation » et questions disciplinaires

Réforme ou contre-réforme néo-libérale ?

· IV - La réforme au nom de la professionnalisation ?

Une politique d’affichage

Les contradictions rhétoriques du discours sur la professionnalisation…

Les conditions peu professionnelles de l’expertise des filières professionnelles

Un débouché assuré pour les filières professionnelles : enseignant-associé dans ladite filière. Retour sur l’anomalie de l’association

La professionnalisation, un encouragement au cumul d’emplois et de rémunérations

Un succès très relatif, en termes d’insertion, des filières professionnelles

La professionnalisation contre l’insertion : l’exemple des stages

· V - L’Université : leur petite entreprise. Ou la transformation managériale des universités, derrière la réforme sur l’autonomie

Le modèle du Président manager

Autonomisation du Président et autonomie des universités

Le Président : chef d’entreprise ou chef de rayon ?

Le Président chef du personnel ?

· VI. Au final, l'étudiant que la réforme disait vouloir replacer au centre est relégué à la périphérie.

« Grandes universités » et « collèges universitaires »

Des inégalités sociales renforcées

Rigidification des cursus universitaires : voie professionnelle et voie de la recherche

 

 

 

Sens et contre-sens d’une réforme

 

Au début du mois de mai dernier, le ministre de l’éducation nationale présentait « la plus grande réforme de l’Université depuis 1984 » (Le Monde, 9 mai 2003). L’avant-projet de loi sur « l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur » s’inscrivait en réalité dans un programme de réformes plus large incluant la remise en cause de la loi de 1984 (loi d’orientation sur l’enseignement supérieur qui se donnait déjà comme une loi « d’autonomie », comme la loi de 1968 qu’elle remplaçait), la mise en œuvre par voie de circulaire(s) de la réforme « Licence, Master, Doctorat » (« LMD », ex « 3-5-8 »), et la redéfinition des statuts des personnels enseignants et IATOSS.

Le ministre tenta de faire passer son projet en organisant une consultation express (entre la fin du mois d’avril et le 19 mai, le projet devant être débattu au parlement en juin) et limitée au CNESER et à la CPU écartant de ce fait la majeure partie de la communauté universitaire.

La méthode de concertation suscita une réprobation quasi unanime. Sur le fond, la CPU demanda quelques aménagements au texte et se déclara satisfaite dès la deuxième version de l’avant-projet, désormais rebaptisé « loi de modernisation », alors même qu’un nombre très limité de Présidents d’universités avaient consulté leurs mandants, consultation débouchant le plus souvent sur des motions d’opposition. Dans un certain nombre d’universités, souvent les plus petites, des mobilisations s’organisèrent : manifestations, grèves et pétitions. C’est dans ce contexte qu’une coordination interuniversitaire, dite RES (Recherche et Enseignement Supérieur) s’est mise en place le 2 juillet à l’université Paris Dauphine.

Certes le mouvement ne s’était pas généralisé dans l’enseignement supérieur, mais l’ouverture de ce nouveau front social, à côté de celui des retraites et de l’enseignement primaire et secondaire incita le gouvernement à reporter à l’automne l’examen de ce projet.

On pouvait donc attendre qu’un débat sur l’enseignement supérieur s’ouvre à la rentrée, sur le modèle du « grand débat sur l’école ». Il s’est en fait limité à une consultation réduite dans le temps (entre le 18 et le 30 septembre, soit hors des périodes de cours à l’université), circonscrite à quelques interlocuteurs « choisis », et organisée cette fois-ci par la CPU, sans doute avec l’aval du ministre qui en est le Président de droit.

Le « colloque » du 9 octobre, « l’université française du 21 ème siècle : la réforme nécessaire », qui a lieu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, marque la conclusion solennelle de ce qui n’était qu’un simulacre de consultation.

Simulacre de consultation dès lors que les orientations avaient d’ores et déjà été fixées par les trois premiers vice-présidents de la CPU dans leur article publié dans Le Monde du 18 septembre, justement intitulé « L’université française du 21ème siècle : la réforme nécessaire ».

Simulacre de consultation que cette consultation ad hoc organisée (à quel prix ?) au nom de la CPU par le cabinet « ãAdéquates Conseil ». Une consultation conçue sur le mode d’une action de lobbying (Cf. le document : Vade-mecum Adéquates CPU/11 septembre 2003, p. 6) notamment auprès des parlementaires pour faire valoir les positions des présidents et leurs intérêts. Une consultation organisée en un temps record et en l’absence de la majeure partie de la communauté universitaire et notamment les étudiants, ces étudiants au nom desquels les modernisateurs justifient leurs réformes.

Il s’agirait de développer à la fois l’ouverture internationale des universités (et la mobilité étudiante), l’insertion professionnelle des diplômés, l’ « efficacité pédagogique de l’enseignement supérieur ». Autant de justifications qui peuvent paraître légitimes, et même généreuses. Mais les dispositions des réformes projetées ne répondent pas et vont même parfois à l’encontre de ces objectifs. Plus encore, les pouvoirs supplémentaires exigés par les « modernisateurs » (le fameux « gouvernement de l’université » que le projet de loi sur l’autonomie se propose de renforcer) pour conduire les réformes vont accentuer encore les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur (inégalités sociales, inégalités territoriales) comme les inégalités entre les établissements d’enseignement supérieur.

 

On est donc en droit de s’interroger sur le type d’université que l’on propose, ou plutôt impose, à marche forcée, à la communauté universitaire. Tel est l’objectif de ce livre noir, qui vise notamment à dévoiler les logiques sous jacentes des réformes en cours :

 

 

 

1- On montre ainsi, dans une première partie, que l’Université n’est déjà plus celle que la réforme prétend transformer.

2- Que l’ouverture internationale est un leurre : derrière la promesse (apparemment humaniste et généreuse) d’une mobilité internationale pour tous, c’est la marchandisation d’un certain nombre d’enseignements et son financement par les usagers qui sont mis en oeuvre.

3 - Que les « innovations pédagogiques » autour du LMD ont plus que des effets pervers sur le plan pédagogique et disciplinaire.

4- Que la professionnalisation à outrance, telle qu’elle est prônée, se révèle souvent contraire à l’insertion professionnelle des étudiants, comme aux fonctions traditionnelles de production des connaissances de l’université.

5- Il apparaît ainsi que les présidents d’université, transformés en managers, gérant leur établissement comme « leur petite entreprise », seront les premiers bénéficiaires de la réforme ; qu’ils pourront étendre leur contrôle, par l’intermédiaire d’une logique de contrat, sur les personnels dont les statuts vont ainsi être remis en cause. Une petite entreprise qui définira son offre de formation, sa politique de recherche… en fonction de critères ne répondant plus forcément à ceux du service public, ni à ceux d’une recherche libre et autonome, liberté qui est pourtant au fondement même de l’idée d’université.

6- Au final, les étudiants, que les modernisateurs disaient vouloir replacer « au centre », se trouvent relégués à la périphérie, victimes de réformes dont ils étaient censés être les premiers bénéficiaires.

Le livre noir qui sera présenté officiellement, sur la place de la Sorbonne, jeudi 9 octobre 2003, en contrepoint de la grand messe de la Sorbonne, sera complété ultérieurement d’un livre blanc, avec un ensemble de propositions pour une autre réforme.

Nous demandons donc au Ministre de constater qu’il n’y a pas, à ce jour, de « diagnostic partagé » et qu’il faut donc ouvrir une vraie concertation avec l’ensemble des acteurs de l’Université. En raison notamment des mouvements sociaux récents, l’Ecole va pouvoir bénéficier d’une année de réflexion afin de réfléchir sur ses moyens et objectifs. Serait-ce trop demander que l’ensemble de la communauté universitaire prenne quelque mois afin de réfléchir collectivement au destin de l’université française ?

 

I - Avant même la réforme, l’Université n’est déjà plus celle que la réforme se propose de transformer

 

L’université de la massification : une université non démocratique

 

Le XXe siècle a vu s’étendre considérablement le temps passé par chaque jeune dans le système scolaire. Celui-ci s’est en effet ouvert à une part toujours croissante de la population : d’abord au niveau du primaire, puis au niveau du secondaire, et, dans les quinze dernières années, dans les premiers cycles du supérieur.

Ce que l’on peut observer aujourd’hui à l’université rejoint les conclusions de travaux déjà réalisés sur les modalités de l’ « explosion scolaire » dans le secondaire : la massification des effectifs va de pair avec une différenciation sociale croissante des filières, autrement dit s’accompagne d’une ségrégation interne.

 

Croissance de l’enseignement supérieur et poursuite de la massification scolaire

La croissance des effectifs

Si les effectifs étudiants ne cessent d’augmenter durant la première moitié du siècle, la croissance est particulièrement forte au cours des années 1960-2000 : les effectifs sont multipliés par 4,6. La progression a été particulièrement rapide durant la décennie 1985-1995 dans la mesure où elle suit l’augmentation du taux de bacheliers qui s’opère sur la même période.

Les effectifs inscrits dans l’enseignement supérieur ont commencé à diminuer à la rentrée 1996, pour progresser à nouveau entre les rentrées 1999 et 2001. Cette croissance s’est accélérée à la rentrée 2002, avec 44 000 étudiants supplémentaires qui se sont inscrits dans l’enseignement supérieur. On atteint à cette date le chiffre historique de 2 209 000 inscriptions.

L’élargissement du réseau universitaire

En réponse à l’afflux massif de bacheliers, une politique de construction massive et d’ouverture d’établissements sur tout le territoire national a été mise en œuvre. En application du plan « Université 2000 », on a ainsi vu la géographie de l’enseignement supérieur se modifier radicalement. Celui-ci ne se limite plus aux grandes agglomérations régionales ; il s’est progressivement diffusé jusqu’au niveau des préfectures, qui, toutes, désormais, veulent pouvoir se prévaloir d’une « université de proximité ».

Certes, Paris, académie dominante pour l’enseignement supérieur, regroupe encore près d’un étudiant sur six. Mais elle est la seule académie à avoir connu une croissance négative (-4%) entre les rentrées 1990 et 2000, alors que les effectifs d’étudiants augmentaient de près d’un tiers dans les autres académies. La tendance semble toutefois s’inverser puisque, entre les rentrées 2000 et 2002, parmi les académies de métropole, c’est à Paris que le taux de croissance est le plus élevé (+4,4% contre +1,8% pour les autres).

L’ouverture aux classes populaires

Dans les années 1960, les étudiants sont en grande majorité ces « héritiers » décrits par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, c’est-à-dire des étudiants dotés d’un capital économique et culturel hérité de parents généralement fortement diplômés. Durant les deux décennies qui suivent, les enfants des catégories moyennes investissent l’université, et sont suivis - encore modestement -, au cours des années 1990, par les enfants des catégories populaires.

Ainsi, les enfants d’ouvriers forment, en 1959, 0,8% de la population des jeunes de 20 à 24 ans présents dans l’enseignement supérieur. Ce taux passe à 4,6% en 1975, 6,9% en 1982 et enfin 13,2% en 1993.

La féminisation de l’enseignement supérieur

La massification signifie aussi une ouverture aux femmes, qui ont également été longtemps exclues de l’enseignement supérieur. Représentant moins de 5% des étudiants au début du siècle, elles égalent en nombre les garçons en 1975 et elles sont désormais majoritaires. De 1985-86 à 1994-95, leur part continue de progresser passant de 52,2% à 56,8% de la population universitaire.

 

Le maintien des inégalités

Le report des inégalités à l’université

Le profil des étudiants reste toutefois marqué par une très forte sur-représentation des étudiants des catégories sociales les plus favorisées, au détriment des jeunes de catégories sociales plus modestes : toutes formations confondues, 31% des étudiants ont des parents cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale, 10,1% sont enfants d’ouvriers.

La longueur des études est fortement corrélée à l’origine sociale : la part des jeunes dont les parents sont cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale en 1er cycle et en IUT est de 30%, et passe à 37% en troisième cycle. En revanche, les enfants d’ouvriers, qui forment 13% des étudiants inscrits à l’université les deux premières années d’études, ne sont plus que 5% en troisième cycle.

 

Santé

Classes prépas (1)

Autre

Droit

Sciences S.T.A.P.S

Economie

Lettres

I.U.T

S.T.S (1)

Cad.sup/P. Lib

54%

50,8%

44,5%

39,2%

37,9%

33,6%

30,2%

25,7%

13,9%

Prof interm

16,3%

16%

16,3%

16,3%

21,2%

17,4%

20,7%

22,1%

17,1%

Employés

7,1%

8,9%

10,1%

12,9%

11,9%

13,1%

14%

14,2%

16,2%

Agr/Art/Com

10,7%

9,8%

18,5%

12,6%

11%

13,4%

11,2%

13,6%

12,7%

Ouvriers

6,7%

6,9%

5,2%

10,5%

11,9%

13,7%

14,2%

18,2%

26%

Retraités/Inactifs/N.R

5,2%

7,6%

5,4%

8,5%

6,2%

8,9%

9,7%

6,2%

14,1%

Ensemble

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

Effectif

128.292

61.488

355.844

172.840

313.977

136.896

467.433

104.486

142.365

(1) Répartition des étudiants observée en 1992/1993

Tableau n° 1: L’ORIGINE SOCIOPROFESSIONNELLE DES ETUDIANTS FRANÇAIS EN 1996/1997 (France métropolitaine) Source : M.E.N, 1997, p 167.

 

 

 

Une différenciation interne

Au barrage à l’entrée de l’université, naguère réservée aux héritiers, a succédé une ségrégation interne. Celle-ci est particulièrement marquée entre l’université, les STS (Sections des techniciens supérieurs), les IUT (Institut Universitaires de Technologie) et les CPGE (Classes préparatoires aux grandes écoles), mais aussi entre filières et disciplines.

Dans les filières préparant aux métiers les plus prestigieux - classes préparatoires aux grandes écoles et disciplines de santé - 49,1% et 45,1% respectivement des étudiants sont fils ou filles de cadres supérieures ou professions libérales.

Ce sont également ces filières dont les effectifs ont connu une croissance modérée, malgré l’augmentation des effectifs des bacheliers scientifiques : la sélection à l’entrée des CPGE les a en effet préservées des effets de la massification.

 

Classes préparatoires littéraires

Classes préparatoires économiques

Classes préparatoires scientifiques

Cad Sup/Prof Lib

55,4%

52,5%

51,2%

Prof Inter

15,4%

13,2%

16%

Employés

8,7%

8%

8,6%

Agri/Art/Comm

7%

11,3%

8,8%

Ouvriers

4,7%

4,8%

6,6%

Retraités/Inactifs/N.R

8,6%

10,1%

8,6%

Ensemble

100%

100%

100%

% d’hommes

23%

44,4%

73,7%

Effectifs

9.378

11.039

37.516

Tableau n° 2 : L’origine socioprofessionnelle des élèves de classes préparatoires (Public, France métropolitaine, 1998/1999) Source : D.P.D

 

En revanche les filières technologiques courtes, IUT et surtout STS, en forte progression dans les dernières décennies, recrutent davantage parmi les enfants d’ouvriers et d’employés : ceux-ci représentent 31,6% des inscrits en IUT et 35,5% des effectifs en STS.

Une féminisation en trompe l’œil

La progression de la part des femmes dans la population étudiante s’est effectuée par l’affirmation d’une position hégémonique dans les formations littéraires et un grignotage progressif des positions masculines dans les disciplines scientifiques.

Mais les inégalités de situation en fonction du sexe n’ont pas disparu. Ainsi, si les femmes représentent 56,1% de la population universitaire, elles sont toujours mieux représentées en premier cycle (57%) et en deuxième cycle(s) (57,3%) qu’en troisième cycle (50,5%).

Elles restent aussi nettement majoritaires dans les disciplines littéraires : en lettres, les femmes représentent les trois quarts des effectifs (76,0%), de même qu’en langues (79,4%) et en sciences humaines, les deux tiers (68,8%).

A l’inverse, elles représentent seulement le tiers des étudiants inscrits en sciences et structure de la matière (34,1%) et en STAPS (32,1%), et moins du quart des effectifs en sciences et technologie - sciences pour l’ingénieur (22,1%). Elles sont sous représentées dans les classes préparatoires scientifiques (En 1998/1999, les hommes forment 23% des effectifs des classes préparatoire littéraires, 44,7% dans les classes préparatoires économiques et 73,7% dans les classes préparatoires scientifiques).

 

La relégation des « nouveaux étudiants »

Le maintien des inégalités s'explique d'abord par la manière dont sont orientés, dans l'enseignement supérieur, les bacheliers issus des baccalauréats technologiques (et dans une moindre mesure des bacheliers professionnels).

Ces derniers investissent aujourd’hui le supérieur alors que, dix ans plus tôt, la plupart d’entre eux sortaient du système éducatif directement après le baccalauréat. Ils bénéficient certes de l’ouverture des antennes universitaires, supposées diminuer les coûts financiers liés à la poursuite des études. Mais les voies d’entrée qui leur sont alors offertes fonctionnent encore comme des voies de relégation par rapport aux étudiants favorisés : leur accueil s’est en effet accompagné d’un renforcement des hiérarchies sociales et scolaires entre établissements et entre disciplines.

Ces bacheliers tendent d’abord à s’orienter dans le supérieur dans la continuité des choix précédents : les STS (Sections de Techniciens Supérieur) apparaissent comme un débouché naturel, de même que les IUT. Toutefois, la filière IUT, qui leur était initialement destinée, s’avère tendanciellement monopolisée par des bacheliers généraux, souvent scientifiques, dont les résultats ont été insuffisants pour une inscription en Classes préparatoires aux grandes écoles ou en médecine.

Par conséquent, ces « nouveaux bacheliers » s'orientent massivement vers l’université, et plus particulièrement vers les filières littéraires. Les bacheliers issus des séries tertiaires sont de plus en plus nombreux à se tourner vers les disciplines des sciences humaines comme la psychologie ou la sociologie, mais aussi les formations juridiques, et plus particulièrement la filière AES (Administration économique et sociale), les langues (avec les filières LEA), etc.

Devant la sélection qui s’opère désormais à l’entrée des IUT, les « nouveaux bacheliers » se dirigent, « faute de mieux », vers l’université. Le manque d’enthousiasme qui marque cette orientation « par défaut » se double du handicap que constitue l’arrivée dans des filières où la pénurie de matériel, de personnels administratifs et d'enseignants s’avère la plus criante.

 

Une université sous équipée pour faire face à la massification

 

On ne peut comprendre le monde de l’université et son fonctionnement inégalitaire indépendamment de cette donnée souvent occultée dans les débats publics : le faible niveau et la répartition inégalitaire des budgets consacrés à l’enseignement supérieur.

 

Une université appauvrie

Le débat sur les transformations de l’université passe par une réflexion sur les priorités budgétaires de l’Etat et sur la place qu’y occupe l’éducation. Rappelons en effet que la part du PIB consacrée par la France à l’enseignement supérieur est inférieure à celle que les autres pays de l’OCDE y consacrent en moyenne (1,1% contre 1,7% en 1993). Depuis 1993, la part de la dépense intérieure d’éducation dans le PIB ne cesse de baisser : elle représentait 7,4% du PIB en 1993, contre 6,9% en 2002.

Un système de financement insuffisant

Le fonctionnement des établissements universitaires est assuré par des dotations sur critères et des dotations contractuelles versées par l'Etat. Les premières sont déterminées par une série de normes (appelées normes San Rémo), qui sont censées tenir compte de la nature des formations (scientifique et littéraire...), du nombre d'étudiants et des contraintes (nombre de mètres carrés) de chaque université.

Or, la comparaison entre le nombre d'heures effectivement enseignées et la dotation théorique (fonction des habilitations accordées et des normes) montre l’ampleur de la sous dotation en postes : Le nombre total d'heures enseignées est de 15 889 008 ; alors que les dotations n'en prévoient que 12 510 977 (l’écart étant comblé par les heures supplémentaires). Du côté des effectifs en personnels IATOSS, les besoins (selon les normes en vigueur) sont chiffrés à 39 261 postes, pourtant seuls 35 852 sont pourvus.

La mise en place, en 1991, d'un système de financement censé assurer une plus juste redistribution, et garantir un même service public pour tout étudiant sur tout le territoire national, se solde par un bilan mitigé.

Tout d’abord, le tassement des effectifs étudiants et l'augmentation en nombre absolu des personnels ne compensent pas le retard accumulé face à l’augmentation massive des effectifs étudiants depuis les années 1960. Ensuite, l’augmentation des postes masque un recrutement massif d’emplois précaires, tant chez les enseignants (chargés de TD, moniteurs, ATER), que chez les personnels IATOS ( CES, Contrats emploi solidarité à peine moins précaires lorsqu’ils sont « consolidés »).

Le creusement des inégalités entre établissements

L’enseignement supérieur ne souffre pas seulement d’un manque global de financement. Il apparaît aussi, de ce même point de vue, comme un monde divisé et hiérarchisé.

La comparaison des financements octroyés par étudiant selon que celui-ci étudie en classes préparatoires aux grandes écoles, à l’université ou dans un IUT, donne une première indication de ces inégalités. Ainsi, en 2002, les pouvoirs publics consacrent-ils 11,45 milliers d’euros pour un étudiant de CPGE ou de STS et approximativement moitié moins pour un étudiant d’université, c’est-à-dire 6,84 milliers d’euros. Ensuite, la différence est grande entre les étudiants en sciences, médecine et lettres.

En 1999, la dépense moyenne par élève s’élevait à 41,2 milliers de francs pour un étudiant d’université (hors IUT et ingénieurs), 55,9 milliers de francs pour les IUT et 68,9 milliers de francs pour les STS-CPGE, les formations d’ingénieur culminant à 77,8 milliers de francs. Globalement, cette dépense est inversement proportionnelle aux effectifs de chacun des ordres d’enseignement (environ 1.250.000 étudiants à l’université, 290.000 en STS, CPGE, 115.000 en IUT et 28.000 en formations d’ingénieurs).

Ainsi, à l’université, les étudiants d’origine plus populaire et issus des baccalauréats professionnalisés, proportionnellement plus nombreux, sont-ils doublement démunis par rapport à leurs alter ego (si l’on peut dire) des classes préparatoires aux grandes écoles.

Le système San Rémo devait calculer les dotations en fonction des besoins des matières enseignées, certaines, comme les matières littéraires, ne devant pas nécessiter d’équipements aussi lourds que les sciences expérimentales (par exemple) ; les formations professionnalisées faisant l’objet d’un traitement préférentiel. Ce système objective l’inégale dotation versée aux universités. Ainsi, quels que soient les ratios envisagés (nombre d’étudiants par enseignants, nombre d’étudiants par IATOS, nombre de IATOS par enseignant, mètres carrés par étudiants, enfin,dotation globale par étudiant), les universités littéraires sont systématiquement moins bien loties que les universités scientifiques. L'écart entre les universités littéraires et juridiques et les autres est patent comme le montre le tableau ci-dessous :

 

Droit et sciences économiques

Lettres et sciences humaines

Sciences

Disciplines médicales

1er cycle

14 929

19 855

33 889

41 204

2ème cycle

21 796

22 543

66 882

82 408

3ème cycle

39 114

34 934

52 998

111 519

Tableau n° 3 : Estimation de la dépense publique moyenne d’éducation à l’Université en

2001.

 

 

 

Les " grandes écoles " : un monde fermé… qui échappe à la réforme Depuis leur création, l’Ecole nationale d’administration (ENA), les Ecoles normales supérieurs (ENS), X (Polytechnique) et l’école des Hautes études commerciales (HEC) restent réservées à l’élite sociale. La représentation des classes populaires est particulièrement faible : 5% des inscrits sont des fils ou filles d’employés, ouvriers, agriculteurs, commerçant ou artisans (2% à X). Parmi les normaliens, à l’inverse, les professions libérales (12%), les cadres des entreprises (31%) et les cadres de la fonction publique (40%) sont sur-représentés. Or c’est bien deux fois plus d’argent qui est alloué à un étudiant de CPGE qu’à un étudiant de l’université ! Et si les grandes écoles, (spécialité typiquement française qui étonne souvent nos voisins européens) sont amenées à se couler dans le moule du LMD, elles ne font l'objet, elles, d'aucune initiative réformatrice.

 

Une université sous équipée

Un sous encadrement administratif

Depuis 1995, le nombre des étudiants a baissé, mais le sous encadrement administratif reste patent.

Ainsi, pour prendre un exemple, à l'Université de Bordeaux 3, alors que les effectifs étudiants ont doublé entre 1981 et 1994, le nombre de personnel IATOS est resté le même ! (voir l'encadré). Ce sous encadrement est également lié au recours massif aux emplois précaires : dans la même université, on compte, parmi les personnels IATOS, plus de 60 CES (Contrat Emploi Solidarité) et CEC (Contrat Emploi Consolidé) et une trentaine de contractuels.

De plus, le nombre des personnels de catégorie C se réduit sous l'effet des transformations de postes en catégorie B ou A. L’université tend en effet à externaliser les missions jusque-là confiées à ces personnels (par exemple l’entretien).Un choix profondément politique. Comme si ces personnels, ceux qui sont souvent les premiers au contact des étudiants, n’étaient pas indispensables au bon fonctionnement de l’université.

 

 

Un sous encadrement enseignant

Le taux d’encadrement en enseignants n’a pas suivi l’explosion scolaire. Au début des années 1970, ce taux était de 20,8 étudiants par enseignant, contre 24,7 en 1990, alors que l’évolution du profil social des étudiants aurait exigé un taux plus faible encore. De plus, ce taux varie fortement en fonction des disciplines : 55 étudiants par enseignant en droit ; 34,6 en lettres et 15,1 en sciences. Là encore, la France est en deçà des normes européennes.

L'exemple de l'Université de Bordeaux 3 est, là encore, parlant : la progression du nombre des enseignants apparaît très insuffisante par rapport à l'augmentation du nombre d'étudiants. Quant au nombre de personnels IATOSS, la dégradation du taux d’encadrement est encore plus manifeste : alors que le nombre d’étudiants double, celui des IATOSS reste constant.

Le sous-encadrement à l’université : l’exemple l'Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

 

Année universitaire1981/82

Année universitaire 1994/95

Nombre d’étudiants

8563

17470

Nombre d’enseignants titulaires

315

462

Nombre de personnels IATOSS

216

216 (chiffre de 1996)

 

Cette politique renforce les inégalités existantes entre établissements et entre disciplines. Les handicaps tendent ainsi à se cumuler : plus l’université est récente, plus la discipline est basse dans la hiérarchie universitaire, et plus le taux d’encadrement en enseignants est faible, et plus la proportion d’enseignants précaires est forte.

Ce sous encadrement est en effet aggravé par la pénurie, mais aussi la précarité qui marque les politiques de recrutement. Les moniteurs de l’enseignement supérieur, les attachés temporaires d’enseignements et de recherche, qui le plus souvent préparent une thèse, mais aussi les chargés de cours, assurent un nombre non négligeable des enseignements à l’université, le plus souvent dans les premiers cycles.

 

Les insuffisances de la démocratisation dans le secondaire ont été soulignées depuis longtemps. Il s’agit d’en tirer les leçons. De nombreuses études montrent, depuis les années 1960, à quel point la possession des manières de dire et de faire conformes à la culture scolaire est déterminante pour la réussite des élèves, et à quel point elle favorise les étudiants issus de classes supérieures.

Or les étudiants qui arrivent aujourd’hui à l’université, et qui, en moyenne sont d’origine plus populaire que leurs aînés, s’orientent en masse dans les filières littéraires et les sciences humaines où le manque de moyens se fait sentir le plus.

Le dualisme social à l’intérieur de l’université se creuse (pour ne pas parler de l’ensemble de l’enseignement supérieur) ; le parcours en premier cycle, d’une durée extrêmement variable d’un étudiant à l’autre, remplit ainsi une fonction d’aiguillage devant laquelle les étudiants sont inégalement armés.

 

II - La justification de la réforme au nom de l’ouverture internationale

 

« Devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale. » (Objectif stratégique à 2010, fixé pour l'Europe au Conseil européen de Lisbonne - mars 2000)

 

Les réformes de l’enseignement supérieur examinées dans ce livre noir sont en grande partie le résultat d’un processus intergouvernemental qui dépasse largement les frontières de l’Hexagone, et se déroule principalement à l’échelle des pays de l’Union européenne et de l’Espace économique européen.

Au cours des différentes rencontres organisées depuis 1998 au sein de ce qui est maintenant appelé le " Processus de Bologne ", les ministres de l’enseignement supérieur européens se sont régulièrement réunis pour discuter des conditions de mise en œuvre d’un " Espace européen de l’enseignement supérieur " (EEES) d’ici à 2010, qui selon eux contribuerait à renforcer les dimensions culturelles, intellectuelles, technologiques (et pas seulement économiques), de l’Europe.

 

La construction de l’EEES vise officiellement à améliorer :

- La compétitivité de l’enseignement supérieur européen vis-à-vis des autres pays développés, de manière à augmenter l’attractivité de la zone Europe pour les étudiants étrangers et à accroître la reconnaissance des diplômes européens à l’étranger, tout cela dans un environnement international évoluant rapidement.

- La mobilité des étudiants et des diplômés, et dans une moindre mesure celle des enseignants (au sein de l’Europe mais aussi plus largement), de manière à favoriser l’accueil d’étudiants étrangers et l’envoi d’étudiants nationaux dans d’autres pays.

- L’employabilité des diplômés : pour favoriser leur intégration sur le marché du travail (y compris à l’étranger) tout au long de leur vie, et mieux adapter le contenu et la forme des enseignements aux attentes de la société et de l’économie.

 

Pour mener à bien ce programme, les membres du « Club de Bologne » ont produit une série de recommandations devant être appliquées à l’échelle européenne. Celles-ci se traduiront par des réformes, au niveau national, qui ont déjà été présentées ici.

Nous passons rapidement en revue ces recommandations, puis nous examinerons comment elles s’articulent avec les réformes de l’Université française actuellement en discussion.

 

Les principales recommandations sont :

- La « lisibilité » internationale des diplômes européens pour les étudiants et employeurs étrangers doit être accrue. Ceci implique une simplification et un assouplissement de la structure des diplômes dans certaines filières, ainsi qu’un affichage clair des connaissances et compétences afférentes.

- Les universités doivent développer leur réactivité par rapport aux changements techniques, scientifiques et économiques internationaux, notamment par une plus grande autonomie vis-à-vis des pouvoirs centraux.

- La qualité des diplômes doit être assurée par des organismes indépendants et transnationaux, qui évalueront le diplôme en fonction de normes internationales ; une démarche d’amélioration de la qualité par des procédures internes d’audit de l’enseignement et de la recherche doit se mettre en place dans chaque établissement autonome, de manière à développer une « culture de la qualité ».

- L’assouplissement de la politique d’attribution des visas pour les étudiants étrangers (les plus solvables), l’amplification de l’aide au financement de la mobilité, l’amélioration de la qualité des services entourant la vie universitaire sont nécessaires.

- Les compétences « informelles » et transversales, comme l’autodidaxie dans un environnement technique changeant rapidement, la capacité à assumer des responsabilités et à s’intégrer dans une équipe, les qualités de socialisation, la maîtrise de langues étrangères, etc. doivent être développées dans le cadre de la formation, qui devrait ainsi être plus tournée vers la vie active, au moins au niveau Licence.

- Les systèmes d’éducation doivent être accessibles tout au long de la vie, y compris pendant la vie active ; des méthodes d’apprentissages informelles doivent être prises en compte pour une reconnaissance plus flexible et plus individualisée de la qualification.

 

La plupart de ces idées paraissent au premier abord comme allant plutôt dans une bonne direction. Nous verrons un peu plus loin qu’elles sont inspirées par des motivations moins pures et qu’elles entraînent des conséquences bien plus néfastes qu’on ne pourrait le croire.

En attendant, nous pouvons examiner plus clairement la justification par l’ouverture internationale des réformes que propose le gouvernement français pour notre Université.

 

• La réforme LMD

La justification officielle la plus fréquemment invoquée repose sur la nécessité d’harmoniser les cursus universitaires européens. Cependant cette réforme répond également au besoin de « lisibilité » et de compétitivité internationale hors de l’Europe, puisqu’elle permet de se rapprocher du modèle anglo-saxon dominant à l’étranger (Bachelor/Master/PhD). L’organisation des études en 3-5-8 permet de proposer aux étudiants un cycle court de 3 ans, professionnalisant et reconnu (comme aux Etats-Unis, par exemple), en laissant la possibilité à un petit nombre d’étudiants de continuer vers le master et le doctorat ; à terme cela permet de réduire la longueur des études, en France et dans d’autres pays européens où le temps de formation initiale est bien plus important qu’aux Etats-Unis (seulement un tiers des étudiants français obtiennent leur maîtrise en 4 ans). La longueur des cursus et le fait que de nombreux étudiants n’obtiennent leur diplôme que tardivement sont des facteurs qui diminuent l’attractivité des études en Europe pour les étrangers, ainsi que l’employabilité des diplômés européens hors de leur pays.

La semestrialisation et le système de crédits ECTS, déjà utilisé dans la communauté européenne (par exemple pour les échanges SOCRATES-ERASMUS), relèvent partiellement du même souci de rapprochement et de mise en concurrence avec le modèle anglo-saxon.

Enfin, le développement de l’enseignement à distance par les nouvelles technologies de l’information et de la communication est explicitement cité dans le décret LMD : c’est un domaine en expansion constante dans lequel l’Europe n’a pas l’intention de se laisser distancer.

 

• L’autonomie des universités

Le processus de Bologne considère que la « rigidité » du système d’administration de l’enseignement supérieur en France et ailleurs en Europe serait un frein à la compétitivité et à l’attractivité de nos universités sur le plan international. Il prône donc de donner une grande autonomie, financière entre autres, à celles-ci.

La réunion de Salamanque en mars 2001, où de nombreuses institutions européennes d’enseignement supérieur s’étaient réunies, a donné lieu à la création de l'Association Européenne de l'Université (EUA). Celle-ci a déclaré à cette occasion : « Les institutions d'enseignement supérieur acceptent les défis de l'environnement concurrentiel dans lequel elles opèrent au niveau national, européen et mondial […] La dynamique requise pour l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur restera inopérante, ou provoquera une concurrence inégale, si se maintiennent l'excessive réglementation et la mainmise financière et administrative qui pèsent actuellement sur l'enseignement supérieur en de nombreux pays. ». L’autonomie, qui parait être acceptée et même souhaitée par les responsables universitaires à Salamanque, a donc un prix : elle est de nouveau justifiée et rendue possible par l’amélioration de la compétitivité et le plein exercice de la libre concurrence, y compris entre universités européennes, en bonne logique « libérale ».

 

• La contractualisation du statut de l’enseignant-chercheur

La réforme du statut des enseignants-chercheurs (ES) semble être apparentée à la problématique de l’assurance-qualité dans un monde d’universités autonomes et en concurrence.

On peut interpréter la contractualisation par objectif des ES, sous le contrôle de leur établissement universitaire autonome, comme un élément précurseur de la mise en place des procédures, préconisées par le « Club de Bologne », d’audit interne du personnel et des méthodologies, audit nécessaire à la certification de la qualité des diplômes (selon les normes européennes et internationales) dans un environnement concurrentiel, décentralisé et « ouvert sur le monde ».

 

Après avoir relié certains éléments des réformes de l’Université en France aux critères de compétitivité vis-à-vis de la concurrence internationale et européenne, et à la mobilité qui va avec, nous allons essayer de remettre en perspective ces deux points clés.

 


 

La compétitivité et la mobilité internationale

 

La compétitivité de l’Université est définie dans deux cadres différents (et non exclusifs) : la « société de la connaissance » et la « rentabilité de l’enseignement supérieur ».

 

La « société de la connaissance »

En premier lieu, il y a l’idée que ce qui va constituer la richesse et l’influence des grands blocs géopolitiques développés, tels que l’Europe au XXIe siècle, c’est la connaissance, l’innovation et la valorisation de la recherche, dans tous les domaines.

Dans la « société de la connaissance », il ne s’agit plus de produire et d’exporter mais bien d’attirer les capitaux et les investisseurs pour financer une recherche-développement de plus en plus coûteuse, dans une perspective de fonds publics évoluant peu en volume. Cette attractivité va dépendre de nombreux facteurs et en particulier de l’excellence du secteur de la recherche et du rapport « qualité/prix » de la main d’œuvre locale: deux aspects dépendant directement de l’enseignement supérieur, qui se doit, en plus de produire des chercheurs d’élite, d’élever pour un coût compétitif la plus large fraction possible de la population jusqu’à un niveau de qualification compatible avec l’ « économie de l’immatériel ».

D’autre part, cette concentration des financements et la bonne qualité du cadre d’enseignement et de recherche permettent de séduire les étudiants, professeurs et chercheurs étrangers (tout en sélectionnant les meilleurs d’entre eux) : un « cycle vertueux » est ainsi institué conduisant à terme à la création de « pôles d’excellence » reconnus internationalement, sur le modèle des grands centres universitaires américains, où le nombre d’étudiants et de chercheurs étrangers est sans commune mesure avec ce que l’on peut observer en France, à quelques exceptions près (alors que la proportion d’étudiants étrangers aux Etats-Unis est 4 fois plus faible qu’en France). Les pôles d’excellence participeraient de fait à l’élaboration des normes internationales de qualité et de certification des diplômes et des diplômés.

Cette élite étrangère, une fois retournée dans les pays d’origine participera au rayonnement du pays et de l’université d’accueil : en effet ces personnes auront été influencées culturellement et socialement pendant leurs années d’études et se transformeront tout naturellement en ambassadeurs du pays d’accueil, cela au sein même des cercles de recrutement de l’élite dirigeante de leur pays.

Le discours sur ce nouveau type de société se conclut par l’affirmation que faire l’impasse sur la compétitivité de l’enseignement supérieur reviendrait pour les pays européens à s’exclure progressivement de la scène internationale, alors que leur concurrent direct, les Etats-Unis, ayant bien pris la mesure des enjeux, verraient leur rôle renforcé. Il serait plus que temps de prendre des mesures (publiques) visant à remettre l’Europe en selle pour le XXIe siècle, nous disent donc les promoteurs du processus de réforme.

 

Cette vision des choses soulève d’emblée des questions difficiles : inégalités entre pays pauvres et pays riches, pertinence du modèle anglo-saxon appliqué à des cultures autres, place de la démocratie représentative face à des réseaux mal identifiés (association d’anciens élèves, par exemple) ou à des organismes transnationaux, etc.

Cependant, même si l’on accepte dans les grandes lignes la « société de la connaissance » et sa techno-science triomphante, telle qu’elle nous est présentée par les décideurs actuels, on ne peut ignorer les graves conséquences de la mise en concurrence des universités et de la quête débridée de l’ « excellence » (avec une dépendance de plus en plus importante vis-à-vis des financements privés), d’abord sur la recherche elle-même :

- La soumission des thèmes de recherche à l’utilitarisme ou aux intérêts économiques s’accentue, alors même que la difficulté d’une vision à long terme est réelle, étant donné l’aspect spéculatif inhérent à la recherche. La surface de la recherche fondamentale et des sujets « marginaux » dans un schéma de ce type est loin d’être garantie.

- La restriction de l’accès à la connaissance pour des raisons commerciales ou stratégiques de valorisation de la recherche n’est guère compatible avec la tradition scientifique de libre circulation des nouvelles techniques et des nouvelles idées, qui contribue à la maximisation de leur utilité scientifique.

 

L’adoption de ce paradigme de la concurrence et le retour en grâce de l’individualisme et des « réseaux informels » de pouvoir a également des conséquences sur l’enseignement :

- La nécessité de former massivement une main d’œuvre qualifiée, flexible, et au coût concurrentiel, cela sans augmenter les investissements publics, entraîne une pression très forte sur le système d’éducation. Cela jusqu’à le contraindre à changer de nature, en le faisant tendre vers une organisation du type « éducation permanente » ou « éducation à la carte », avec établissements autonomes, frais d’inscriptions importants, crédits étudiants pour financer les études, etc. Une transition vers un système de ce type est aussi un moyen de responsabilisation de l’étudiant envers sa propre réussite par un réflexe consumériste et individualiste, et favorise le raccourcissement du temps réellement employé à obtenir un diplôme, ce qui contribue à la diminution des coûts.

- Le contenu et la certification des formations de l’enseignement public dépendent plus fortement des employeurs, jusqu’à être directement sous leur contrôle (diplômes et écoles d’entreprises, fondations académiques, etc.).

- L’élitisme devient une règle acceptée ouvertement et un but à part entière pour les institutions d’enseignement supérieur : « Numéro 1 ou rien ».

- La correction des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur est laissée au bon vouloir des bailleurs de fonds et du marché en général, que ce soit à l’échelle individuelle, à l’échelle régionale, ou même à l’échelle de pays entiers.

- Les statuts des personnels sont remis en question par le levier de l’assurance-qualité, des procédures d’évaluation interne et externe et de l’obligation de résultats.

 

On voit que, dans cette perspective, l’on s’éloigne considérablement du modèle d’enseignement supérieur français, et même de son équivalent chez la plupart de nos voisins européens : réductions des inégalités sociales, égalité territoriale, certification nationale des diplômes, gratuité des études sont des notions qui seront oubliées dans les institutions d’enseignement de la « société de la connaissance ». Est-ce bien l’avenir que nous voulons pour les universités françaises, et européennes ?

 

Sur un autre plan, on peut se demander si la science française et européenne est si mal placée sur l’échiquier international qu’on veuille à toute force se conformer à d’autres modes d’organisation. Ce n’est certainement pas le cas en France pour la recherche fondamentale, qui conserve un rang élevé malgré les Cassandre occasionnels et les crédits déclinants. Quand à la recherche plus finalisée, et particulièrement dans le domaine des nouvelles technologies et de la biologie, elle demeure effectivement à la traîne des Etats-Unis et du Japon, où les financements sont bien plus importants que dans notre pays (globalement la dépense par chercheur est environ 40% plus importante outre Atlantique, et le nombre de chercheurs rapporté à la population est 30% plus grand, une partie de ces différences étant due au plus faible montant des financements privés).

Un constat analogue peut être fait pour l’enseignement supérieur français : les diplômes nationaux d’ingénieurs et les doctorats des universités semblent respectés par nos partenaires internationaux, et sont même la plupart du temps vus comme le gage d’un niveau de qualification élevé par rapport aux diplômes étrangers équivalents. Pourtant, les sommes consacrées à l’enseignement supérieur (par étudiant) chez nos « concurrents » sont également bien plus élevées : 2.7 fois pour les USA en 2001, la France ayant une dépense par étudiant largement inférieure à la plupart des pays comparables y compris en Europe.

 

Nous allons maintenant aborder le deuxième cadre, assez différent, dans lequel s’inscrit la compétitivité voulue par nos dirigeants visionnaires.

 

La rentabilité de l’enseignement supérieur

La seconde justification pour la compétitivité, affichée en général moins clairement car nettement moins glorieuse, est la concurrence avec les autres pays développés sur le marché international de l’enseignement supérieur : l’enseignement est alors considéré comme une source de profits.

Il faut distinguer plusieurs manières de tirer avantage ou profit d’une offre de service éducatif à une clientèle étrangère :

1. L’accueil d’étudiants étrangers dans le même cadre que les étudiants nationaux (et donc éventuellement partiellement subventionnés par le pays d’accueil) et l’accueil d’étudiants étrangers non subventionnés : ces derniers payent les études au « coût réel ».

2. L’envoi de professeurs ou de chercheurs à l’étranger.

3. L’ouverture de centres d’enseignement payants à l’étranger.

4. L’enseignement à distance.

Cette classification est celle qui va prévaloir lors des négociations du GATT sur l’ouverture des services d’éducation à la concurrence internationale (elles doivent reprendre en 2005, après un « moratoire » de plusieurs années).

 

Les cas 1 (pour les étudiants subventionnés) et 2 correspondent à la mobilité internationale habituelle qui ressort des considérations examinées plus haut (« société de la connaissance »). Pour les universités, la présence de nombreux étudiants étrangers subventionnés, mais payant tout de même une partie non négligeable des frais peut être un gage d’indépendance financière et le moyen de maintenir une certaine diversité dans les enseignements, sans que le coût en devienne prohibitif.

Les cas 3 et 4, et le cas 1 pour les étudiants non subventionnés, sont d’une autre nature.

Ici, la possibilité est ouverte de s’éloigner des motivations culturelles, académiques et politiques, et de réellement construire un marché lucratif des services d’éducation, faisant intervenir des institutions publiques, privées, ou hybrides.

Quel est l’état actuel de ce marché ? La plus grande partie des flux d’étudiants se fait des pays hors OCDE vers l’OCDE (70 % environ, sur 1.6 millions d’étudiants en 2000), la moitié environ en provenance des pays asiatiques émergents et de la Chine. Ces flux se dirigent majoritairement vers les pays anglo-saxons (la France vient en 4ème position, devant l’Australie et après les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ce classement est d’ailleurs controversé, car les « étrangers » ne sont pas partout comptabilisés de la même manière, et la France pourrait bien être plutôt en troisième position). La majorité des étrangers expatriés étudiant en France vient des pays africains (50 % environ, en provenance notamment des pays du Maghreb) et européens : la France rate donc les cibles considérées comme à « fort potentiel » constituées par les pays asiatiques.

Il y a aussi un flux intra-OCDE, moins important, mais qui est aussi orienté vers les pays anglo-saxons. Le nombre d’étudiants « mobiles » a tendance à augmenter, mais ne concerne encore qu’une petite minorité de personnes.

Les pays comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont les plus en pointe dans l’offre commerciale d’enseignement supérieur, avec développement de campus universitaires à l’étranger, de l’enseignement à distance, et obligation pour la majeure partie des étudiants « importés » de payer les études au moins au coût réel. Cela semble important pour ces deux pays puisque, pour l’Australie, les services d’éducation sont la troisième source d’exportation de services et la quatorzième source d’exportation tout court, la situation est analogue en Nouvelle-Zélande. Aux Etats-Unis, l’exportation de services d’éducation correspondait à 7 milliards de dollars par an en 1998 ; il existe des universités privées à but lucratif (groupe « Sylvan Learning », par exemple, côté en bourse), et certaines universités réputées ont ouvert des succursales à l’étranger.

Ce marché est donc bien réel, tourné vers les pays émergents, et a un poids économique certain, appelé à s’amplifier.

 

Cette notion de « marché » de l’enseignement supérieur est en fort contraste avec le service public d’enseignement que nous connaissons en Europe, qui est généralement quasi gratuit ; quand il est payant les droits d’inscription sont très largement inférieurs à ceux pratiqués par exemple aux Etats-Unis: nos universités fonctionnent en très grande partie sur crédits publics, et elles sont parmi les dernières à le faire.

De ce point de vue, les perspectives commerciales évoquées plus haut, permettent a minima pour les universités publiques d’envisager des sources de financement alternatives en cas de diminution des crédits publics, et pour des institutions d’enseignement supérieur privées de se développer fortement dans un domaine considéré comme très important pour la croissance économique des pays de l’OCDE dans les vingt prochaines années.

Quelles conséquences cela a-t-il ? La logique commerciale exige, pour exister sur ce marché, de se plier au standard existant de facto : le modèle d’organisation de l’enseignement et des diplômes anglo-saxon, actuellement « leader » dans le commerce international de l’éducation… L’émergence de « marques universitaires mondiales » européennes, chères à Claude Bébéar et à l’Institut Montaigne est à ce prix, et l’on peut donc penser, en observant la montée en puissance de ces offres commerciales, que l’enseignement privé (ou une forme hybride public/privé) jouera un rôle de plus en plus prépondérant dans le monde et en Europe. Le pur intérêt économique devient ainsi un élément fondamental du remodelage de notre système d’éducation.

Notons au passage que la France n’est pas restée inactive dans ce domaine, puisque Claude Allègre et Hubert Védrine ont créé en 1998 l’agence « Edufrance », un groupement d’intérêt public chargé de la promotion à l’étranger de l’offre d’enseignement française (publique et privée) et de l’amélioration de la prestation globale de services pour les étudiants arrivant en France (visa, logement, santé, etc.). Concrètement, Edufrance se charge d’informer les étudiants des possibilités éducatives offertes en France (via un catalogue consultable sur Internet, par exemple), organise des opérations de « marketing » à l’étranger et se préoccupe de - grandement - faciliter les démarches administratives, et notamment l’obtention des visas, pour leurs clients.

Le terme de « clients » est employé ici sciemment, car il s’agit bien de cela : comme le fait savoir le directeur général d’Edufrance dans un entretien largement diffusé : « Nous voulons accueillir des étudiants de pays industriels et émergents qui assurent financièrement leur formation afin de proposer une alternative au système de bourses ou d'échanges ». La consultation du catalogue sur le site Web d’Edufrance fait d’ailleurs rapidement comprendre, vu les frais de scolarité demandés pour la plupart des formations, que ces offres ne s’adressent certainement qu’à une toute petite minorité des citoyens des « pays industriels et émergents », sans même parler des pays du tiers-monde.

Bien sûr, la France n’est pas totalement inactive en terme d’aide aux pays en voie de développement, à travers certaines organisations internationales et également grâce à des bourses et des séjours de formation subventionnés : cependant ces aides restent confidentielles et les candidats sont en tout cas soumis à une sévère sélection. De plus, l’attribution des aides est conditionnée à la satisfaction de critères politiques qui reflètent l’intérêt de la France, et il existe depuis les années 80 (début de la « massification » de l’université) une volonté des pouvoirs publics d’augmenter la proportion d’étudiants venant des pays développés, au détriment des autres, qui a donné lieu à une multiplication des barrières administratives pour les étudiants arrivant des pays du Sud.

A cette époque, la France était le deuxième pays d’accueil au monde pour les études à l’étranger (après les Etats-Unis) et les responsables politiques et universitaires manifestaient leur inquiétude devant cet afflux qui, selon eux, menaçait l’équilibre du système universitaire français. La diminution du nombre d’étrangers étudiant en France, dont la cause est attribuée à une mauvaise « compétitivité » de l’enseignement supérieur français, est souvent instrumentalisée pour argumenter sur l’urgente nécessité de réformer ce dernier, et cela depuis le milieu des années 90 et l’émergence du « marché » international de l’éducation. En réalité, la baisse s’est étendue sur la période 1985-1995 et s’explique justement en grande partie par la mise en place de mesures restrictives pour les étudiants venant des pays du Sud.

On peut noter également, comme signe du revirement français des pays pauvres vers les pays à « fort potentiel », la mise en route dès 1998 du programme de bourses EIFFEL, dont l’objectif affiché était d’attirer l’élite des pays émergents d’Asie et d’Amérique Latine.

 

Force est donc de constater qu’il y a bien déjà deux poids et deux mesures dans l’accession à l’enseignement français et aux séjours d’étude sur le sol français : d’un coté les étudiants fortunés, qui verront se dérouler devant eux un tapis rouge à leur arrivée en France, et les un peu moins fortunés, ceux qui seront impitoyablement sélectionnés suivant des critères parfois incompréhensibles et qui pour la plupart resteront chez eux.

La France ne fait en cela que reproduire la situation déjà existante dans les pays anglo-saxons où, en règle générale, les études ne sont accessibles qu’aux étrangers pouvant payer des frais d’admission élevés et justifier de ressources suffisantes (et où parfois cette barrière existe également pour les étudiants nationaux). De fait, les pays anglo-saxons présentent un pourcentage d’étudiants étrangers 3 à 4 fois plus faible que la France ou l’Allemagne, par exemple.

 

La mobilité intra-Européenne et intra-nationale

 

En ce qui concerne les aspects purement européens de la mobilité, qui sont défendus en premier lieu dans le processus de Bologne, car vus comme une étape vers l’instauration d’une véritable mobilité internationale, il existe depuis longtemps des instruments destinés à la mettre en œuvre au sein de la communauté européenne.

En plus des nombreux accords bilatéraux d’échanges d’étudiants et d’enseignants, le principal et le plus ambitieux programme de mobilité à coloration « européenne » est le plan SOCRATES, dont le précurseur a été le célèbre programme ERASMUS d’approfondissement des relations entre les universités en Europe, fondé en 1987 (il existe d’autres programmes, consacrés à la mobilité professionnelle ou dans d’autres branches de l’enseignement).

Des bourses de mobilité pour les étudiants du supérieur font partie des actions ERASMUS et la plupart des observateurs s’accordent à constater que le bilan d’ERASMUS, au moins pour la mobilité, est mitigé : le nombre d’étudiants partis grâce à ERASMUS depuis sa création est de l’ordre de 750 000 pour l’ensemble de l’Europe élargie (plus certains pays de l’Est), soit pas plus de quelques milliers par pays et par an.

Les raisons du succès modéré de ce programme sont diverses : le montant des bourses est faible (une centaine d’euros par mois, en moyenne, cumulable avec d’autres bourses), l’enveloppe de crédits européens attribués est limitée, et enfin les barrières linguistiques et administratives restent importantes, malgré la généralisation du système de crédits ECTS qui est utilisé pour juger des équivalences de diplômes des étudiants ERASMUS.

De nouveau, on imagine aisément que les séjours d’études à l’étranger organisés par ERASMUS ne s’adressent guère qu’à des étudiants financièrement favorisés : la barrière de la langue est moins marquée pour les étudiants issus de couches aisées, et on peut difficilement quitter son pays pour aller suivre des cours dans une grande ville étrangère pendant environ une année, avec pour seule ressource la bourse de mobilité (100 à 150 euros mensuels donc), éventuellement cumulée avec une bourse nationale pas beaucoup plus importante.

Car en effet la mobilité coûte cher, et imaginer qu’un jour un programme européen de dimension pharaonique va permettre à tout étudiant d’aller faire un séjour prolongé à l’étranger (au moins une fois dans sa scolarité), cela à un moment où tout est fait pour limiter le poids des financements publics, semble relever de l’utopie, sinon du pur délire. La réalité plus prosaïque est que, pour des raisons de coût, la mobilité sera réservée à ceux qui pourront la payer et à ceux qui auront été sélectionnés comme faisant partie de l’élite méritante (deux catégories qui se recouvrent souvent) : un schéma proche de celui de la mobilité internationale.

Les modernisateurs de Bologne peuvent-ils vraiment être dupes de cette réalité quand ils défendent la mobilité étudiante ?

 

Malheureusement, les mêmes remarques sont valables à l’échelle nationale : les étudiants français qui voudront rejoindre une université française prestigieuse, mais située dans une autre région que celle de leur résidence, ou les étudiants qui voudront se lancer dans une filière qui n’existe pas dans l’université de leur région auront des difficultés s’ils n’ont pas les ressources propres suffisantes. Et ce type de problèmes risque de se présenter encore plus fréquemment si les universités, de par leur autonomie nouvellement acquise, se spécialisent encore plus tout en se faisant concurrence.

 

Loin de l’utopie

 

Il semble ainsi se dessiner une vision un peu moins idyllique des motivations qui poussent le " Club de Bologne " à favoriser la compétitivité de l’enseignement supérieur européen et la mobilité intra-européenne et internationale.

Ces idées qui paraissent certes séduisantes quand on les considère généralement (qui refuserait de voyager dans le monde entier pour étudier ? Qui serait contre un enseignement supérieur de qualité et reconnu internationalement ?), peuvent aussi être interprétées sur la base de considérations beaucoup plus pragmatiques, fortement reliées à la « rationalisation » de la production du capital intellectuel (voulue par le monde économique), à la répartition du pouvoir géopolitique à l’échelle internationale dans le futur proche, et au consensus de plus en plus large dans les cercles dirigeants sur le fait que le monde est décidément trop complexe pour le laisser aux mains de la démocratie représentative.

Sur le problème de la place de la démocratie représentative dans les processus de décisions, la manière dont le Club de Bologne est utilisé pour contourner les limitations des traités européens est d’ailleurs symptomatique.

En effet, les réformes d’inspiration « libérale » de l’éducation se sont toujours révélées délicates quand elles ont été menées à l’échelle nationale, suscitant rarement une forte adhésion populaire (la France illustre bien cette réalité). L’Europe a souvent été le lieu où des changements fondamentaux ont pu être décidés sans réelle consultation démocratique, et aurait idéalement pu être utilisée pour décréter sans douleur la réforme de l’Université, en limitant la concertation à des cercles privilégiés d’experts, de dirigeants et de représentants de la « société civile ».

Or, les textes fondateurs de l’Union européenne garantissent que le contenu des enseignements et l’organisation du système éducatif restent du domaine réservé des états membres, l’Europe jouant uniquement un rôle d’encouragement à la coopération entre ces états.

Le processus de Bologne permet de s’affranchir de cette limitation, tout en défendant, sur la question de l’éducation, des thèses et des réformes pratiquement confondues avec celles de l’Union Européenne et d’organismes tels que l’OCDE ou la Banque Mondiale, y compris au niveau des méthodes d’application de la réforme qui se doivent d’avoir l’aspect le moins dirigiste possible.

On arrive ainsi à éviter les écueils de la législation européenne, tout en se prévenant contre la dangereuse nécessité d’une consultation démocratique à l’échelle nationale.

 

 

III - Une réforme justifiée pédagogiquement ?

 

Les projets actuels de réforme de l’université (LMD - Licence, Master, Doctorat -, « modernisation », transformation du statut des enseignants-chercheurs, etc.), même lorsqu’ils se revendiquent de « l’intérêt » de l’étudiant, tirent un trait sur la question de la pédagogie (tout comme ils évacuent la question des moyens et de l’autonomie de la recherche fondamentale). Le mot d’ordre de la « professionnalisation » et la réorientation progressive des discours sur la seule certification occultent toute interrogation sur le contenu et le volume des connaissances transmises ; sur les moyens de favoriser l’accès pour tous les étudiants - à chacun des niveaux du cursus et en tenant compte des inégalités scolaires qui les caractérisent - à l’état le plus avancé des savoirs produits par chaque discipline ; sur l’évaluation et l’amélioration du (rendement du) travail pédagogique en terme de transmissions des savoirs. Ces questions sont-elles dépassées ? Les réformes précédentes, et notamment la réforme Bayrou, ont-elles fait l’objet d’un bilan rigoureux ? Qui en a tiré avantages et lesquels ?

Ces projets mettent aussi en évidence le peu de considération des pouvoirs publics, du Ministère et des Présidents des Universités, pour les enseignants-chercheurs et plus généralement les personnels universitaires, en rien consultés de manière sérieuse. L’actualité immédiate en témoigne, qui voit la Conférence des Présidents d’Université militer activement pour le projet de loi de « modernisation » des universités, faisant fi de l’opposition exprimée par un certain nombre d’étudiants et d’enseignants au printemps 2003.

L’accent mis sur l’ouverture européenne et la mise en place de « nouveaux diplômes » (LMD.) cache une réforme de plus grande ampleur : suppression du cadre national des diplômes et création d’une offre pédagogique plus ou moins étroitement locale ; regroupements disciplinaires ; « professionnalisation » des cursus. Dans ce « débat » unilatéral, la «décentralisation », pourtant bien engagée dans les faits, est présentée comme l’élément décisif de la « modernisation » des Universités. La traduction la plus immédiate de l’autonomie des universités en matière décisionnelle et économique risque d’être la gestion de la pénurie, tandis que la « liberté » octroyée vis-à-vis d’une réglementation nationale unificatrice risque de se commuer en dépendance vis-à-vis des intérêts politico-économiques locaux.

Cette « décentralisation », en diminuant la représentation des enseignants-chercheurs et en renforçant celle des présidents comme celle des entrepreneurs économiques dans les instances représentatives et décisionnelles des Universités d’une part, en contribuant d’autre part à une refonte générale des diplômes (passage au LMD), abolit le cadrage national des formations. De ce fait, plutôt que de les combattre, elle va légitimer en les entérinant les inégalités qui existent entre universités. Ces projets visent en réalité une dérégulation et une mise en concurrence généralisée du service public d’enseignement supérieur, prélude possible d’une future privatisation.

L’observation de la mise en place du LMD fait d’abord ressortir, au niveau ministériel, une concentration du pouvoir personnel rarement vue jusqu’à ce jour. Les plus hauts responsables ministériels se conduisent en la matière comme de petits despotes gouvernant à coup de notes sibyllines, comptant sur l’insécurité dans laquelle ils placent les personnels, enseignants-chercheurs et responsables d’UFR, etc., pour faire passer leur réforme. Dans les universités où elle est déjà engagée, l’observation montre que c’est la mise en concurrence généralisée qui est la règle. Le leitmotiv de la réforme est l’urgence : on retrouve ici, de façon implicite bien sûr, le thème - cher à certains économistes - de la « thérapie de choc » : pour mettre en œuvre une réforme qui a toutes chances de susciter de nombreuses résistances, il faut aller vite et laisser entendre que l’on ne peut pas rater le train au risque de courir à la catastrophe. Cette contrainte suscite l’hyperactivité plus ou moins contrainte d’une frange d’enseignants-chercheurs et pas seulement celle des responsables administratifs locaux. Elle modifie les relations entre disciplines et entre collègues.

 

Taux d’échec, « démocratisation » et questions disciplinaires

 

Si l’on prétend se préoccuper des carrières scolaires des étudiants et de leurs apprentissages, peut-être faudrait-il d’abord étudier la manière dont l’université a géré, souvent avec les moyens du bord, et de manière différenciée selon la position des établissements et les hiérarchies disciplinaires, l’arrivée de nouveaux étudiants à partir du milieu des années 1980. Peut-être faudrait-il aussi évaluer les effets produits par les réformes précédentes, et notamment la « réforme Bayrou » (avec la semestrialisation et la modularisation des enseignements, la compensation inter et intra-modulaire, l’évaluation des enseignants par les étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi examiner sérieusement la validité des explications les plus communément avancées par les « réformateurs » auto-proclamés de l’université pour justifier l’application à marche forcée de leurs « réformes ».

 

Retour sur le taux d’échec en DEUG : vraie réalité, interprétations fallacieuses

A l’observateur pressé (et peu regardant sur la qualité des instruments d’observation), la réforme Bayrou, par exemple, pourrait sembler avoir partiellement favorisé la réussite des étudiants de certains premiers cycles (à la seule condition, et encore, de s’appuyer sur un indicateur de réussite aussi grossier que le simple taux de passage de première en deuxième année de DEUG, ou de passage d’un cycle à l’autre). Bref, sans qu’il soit question de prendre en compte la hiérarchisation scolaire des filières et l’éventuelle augmentation de la ségrégation (sociale et scolaire) entre établissements supérieurs et entre filières. Sans qu’il soit question non plus de chercher à mesurer les connaissances effectivement transmises (en les rapportant à l’état des connaissances disciplinaires à un moment donné).

Le taux d’échec en DEUG est porté au passif des universités et des enseignants accusés d’être majoritairement opposés à la réforme d’un côté, de pratiquer une sélection insidieuse de l’autre. Tous les « modernisateurs » y voient un argument décisif justifiant leur réforme : « l’efficacité du système éducatif » (titre d’une des parties du rapport récent de la Cour des Comptes) ou, en termes plus technocratiques/managériaux encore, son « rendement » est trop faible.

Pourtant, si cet échec est une réalité, il n’a pas le sens que lui donnent les partisans de la « réforme ». Il justifie encore moins les aménagements proposés qui, loin de réduire l’échec, le déplacent. Si les promoteurs de la « modernisation » avaient véritablement ce souci de l’étudiant, il y a pourtant quelques mesures simples, certes budgétairement coûteuses mais politiquement audacieuses, qui permettraient très rapidement de réduire cet échec.

Le taux d’échec est interprété de façon biaisée par les « réformateurs ». Notons d’abord qu’il est le plus élevé dans les universités et facultés de droit qui sont pourtant les moins critiquées par ceux qui dénoncent inlassablement l’inadaptation des universités mais prennent essentiellement pour cible les universités de lettres et de sciences humaines. Si l’échec est plus important en droit, cela tient aux formes pédagogiques qui y sont dominantes, et notamment à l’hypertrophie du cours « magistral » ou plutôt « ex cathedra » (un vrai non-sens pédagogique, héritage de l’université impériale), là où les universités de lettres et de sciences humaines donnent une plus grande part aux travaux dirigés. Ce dernier choix pédagogique vaut d’ailleurs aux universités littéraires une deuxième critique elle aussi ciblée : on leur reproche, au travers de ce choix pédagogique certes plus coûteux, leur gabegie en matière de gestion financière, occultant au passage le fait qu’elles sont moins bien dotées parce que moins bien traitées par les normes « San Rémo » (un étudiant de lettres de filière générale dit « papier/crayon » est encore plus « léger » qu’un étudiant de droit lui aussi pourtant « papier/crayon »).

Indépendamment des spécificités juridiques, le taux d’échec en premier cycle d’université reste élevé. Mais il s’explique par d’autres raisons que celles avancées par les réformateurs, d’ailleurs sur un mode implicite comme, par exemple, le comportement sélectif des enseignants.

L’université « de masse », dans ses filières générales, celles qui sont au centre de la critique des réformateurs, est « ouverte à tous », elle ne pratique généralement pas de sélection explicite à l’entrée, contrairement aux grandes (et plus petites) écoles, aux filières professionnalisées (par exemple les IUT) et aux formations conduisant à l’obtention d’un Diplôme d’Etat (comme les écoles des professions sanitaires et sociales). Elle accueille donc des étudiants aux niveaux scolaires très hétérogènes ; elle accueille en particulier des étudiants qui n’avaient pas l’intention de faire des études universitaires longues mais qui ne peuvent pas accéder aux filières courtes mais sélectives (STS et IUT) pourtant initialement conçues pour les accueillir mais qui, très rapidement, ont privilégié dans leur sélection les baccalauréats généraux et les mentions.

Ces étudiants se retrouvent donc à l’université. Dès lors, ils y rencontrent des difficultés à s’adapter à un système d’exigences différent mais légitime. Difficultés anciennes jamais totalement résolues notamment en matière d’expression écrite, faiblesse des encouragements et de l’encadrement initial de la part de leurs enseignants comme de leur famille dont ils sont souvent parmi les premiers membres à accéder à l’enseignement supérieur (si ce n’est à l’enseignement secondaire), découragement devant le travail à effectuer… tous ces facteurs sont alors à l’origine de comportements anomiques qui accentuent encore un peu plus la probabilité de l’échec. L’échec ne surgit pas ex nihilo à l’université : l’obtention du baccalauréat n’a pas effacé, comme par magie, les difficultés antérieures.

Dès lors, les filières générales des universités peuvent-elles être tenues pour responsables de ces échecs ? Les moyens qu’on leur affecte pour accueillir ce public hétérogène et peu sélectionné scolairement sont insuffisants et notamment très largement inférieurs à ceux dont disposent les filières plus sélectives pour accueillir des bacheliers qui, de leur côté, ont moins de « lacunes initiales », c’est-à-dire sont mieux dotés en ressources (informations sur le système éducatif, relations dans l’univers professoral, connaissances scolaires, etc.). Ressources que les enseignements universitaires tendent à valoriser sans jamais avoir les moyens de faire autre chose que de les exiger tacitement, à défaut de pouvoir en doter progressivement tous les étudiants. Lorsque l’on considère le taux d’échec dans les filières générales d’étudiants plus proches, par exemple, de ceux des IUT, la spécificité « négative » des universités disparaît. Ce que note indirectement la Cour des Comptes qui dans son rapport d’avril 2003 sur « la gestion du système éducatif » signale ainsi que « Le taux d’accès au deuxième cycle est de 73,6 % pour un bachelier ayant obtenu son baccalauréat sans retard, de 49,9 % si ce retard est d’un an et de 29,1 % s’il est supérieur à un an. » Ces 73,6 % ne sont guère éloignés des taux de réussite en IUT, de l’ordre de 80 %.

Si les universités les plus mal dotées avaient les mêmes dotations que les établissements sélectifs, elles pourraient faire encore mieux. Pourquoi ce qui est bon pour les étudiants des filières sélectives (par exemple la taille, autour de 20 étudiants, des groupes de TD, rebaptisés « conférences de méthode », dans les instituts d’études politiques) ne le serait pas pour l’université qui accueille tout le monde (les groupes de TD dans une université littéraire sont le plus souvent de 35 élèves, voire 40 et parfois jusqu’à 45) ? Pourquoi la norme de 15 étudiants par groupe, que l’on retrouve dans tous les dispositifs dits « de remédiation », mais qui s’impose aussi dans les actions de formation continue, n’a-t-elle pas cours dans l’université « de masse » qui avancerait ainsi dans la voie de la démocratisation de la transmission des savoirs ? Il y a là matière à opérer des choix politiques ambitieux, loin des propositions conservatrices des « réformateurs » qui ne conduisent qu’à gérer la pénurie, à conserver le statu quo (en matière de démocratisation effective de l’accès à l’enseignement supérieur, c’est-à-dire aussi en matière de transmission et d’appropriation effective des savoirs les plus valorisés) et ne visent qu’à limiter, voire remettre en cause, l’amorce de démocratisation de l’accès à l’université (par rapport, par exemple, aux facultés des années 1950).

 

Un traitement artificiel du taux d’échec

Le procès de l’échec en premier cycle universitaire une fois instruit, les réformateurs proposent alors de le traiter, mais de façon totalement artificielle :

- en transférant la responsabilité de l’échec sur les enseignants, alors rappelés à l’ordre, c’est-à-dire expressément invités à noter moins sévèrement, comme si la notation, qui entérine l’échec patent à satisfaire aux exigences universitaires (à un moment donné, dans une discipline donnée), produisait elle-même cet échec ; comme si, d’autre part, les enseignants notaient plus sévèrement qu’auparavant ;

- en organisant quasi administrativement l’augmentation du taux de passage d’un cycle à l’autre, dans le prolongement de certaines dispositions prises antérieurement au niveau des collèges et des lycées. La réforme Bayrou et ses prolongements dans le L du LMD obéissent à cette logique consistant, d’une part, à appeler et contraindre à l’allégement des examens, à la réduction de leur durée, de leurs exigences - parfois jusqu’à prôner la seule forme du QCM -, voire à imposer la réduction du nombre d’heures d’enseignement et, d’autre part, à organiser le maintien des hiérarchies (sociales et scolaires) entre établissements et entre filières - voire l’augmentation de la ségrégation entre filières. Les hiérarchies objectives sont ainsi toujours présentes mais masquées ou brouillées sous la multiplication des appellations, des options, des « parcours individualisés », bref légitimées par la référence insistante à la place centrale d’un lycéen puis d’un étudiant abstrait, « acteur » de sa formation, appelé à développer un « projet » personnalisé.

La semestrialisation et la modularisation des enseignements, la compensation entre modules et à l’intérieur des modules ont aussi produit leurs effets. Mais ceux-ci étaient-ils tous attendus ? Ce qui prévaut désormais, et sans doute plus que jamais, pour chaque discipline, c’est l’hétérogénéité des formes d’évaluation (suivant les universités, les UFR ou les départements) : les uns privilégient seulement le contrôle continu, là où d’autres utilisent conjointement contrôle continu et contrôle final, etc. Et, malgré des cadrages dits nationaux, on peut d’ores et déjà observer de très grandes disparités selon les universités, pour une même discipline (entre heures de cours et T.D., volumes horaires globaux notamment).

Plus généralement, on ne peut passer sous silence le fait que la seule application globale de la réforme Bayrou a également été différenciée selon les établissements et les disciplines : la « démocratisation » (mais faut-il lui conserver ce titre ?) s’est opérée dans certaines zones de l’enseignement supérieur, celles qui étaient déjà les plus accessibles aux étudiants les moins sélectionnés scolairement et socialement. La question de la démocratisation de l’accès aux grandes écoles n’a vraisemblablement jamais été à l’ordre du jour, tandis que les facultés de médecine ont maintenu leur double système de « concours », à l’entrée (avec le numerus clausus en fin de première année de premier cycle) et pour la formation des généralistes et des internes (avec le concours de l’internat, réformé en 1982).

Ces dispositions déjà appliquées et les nouvelles propositions de « réforme » ne peuvent donc qu’accentuer les contradictions de « l’Université de masse », et conduire à sa dégradation. On ne peut alors s’empêcher de remarquer qu’une fonction objective du système d’enseignement que les « réformateurs » n’ont pas cherché à entraver, sinon un objectif secondaire auquel ils n’ont jamais renoncé, consiste bien à instaurer la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur ou au cours des premiers mois et des premières années. Mais une sélection qu’ils voudraient pouvoir justifier pleinement, plus légitime que la seule sélection s’opérant par le biais d’une orientation subie et de l’échec visible en premier cycle : si c’était le cas, et si le verdict était in fine repoussé au seul moment de l’accès à l’emploi, alors il ne resterait plus qu’à « blâmer les victimes », les renvoyer à leur insouciance antérieure ou leur incapacité personnelle à se prendre en main, à « construire un projet » (scolaire et professionnel).

Les pratiques des établissements sélectifs nous renseignent pourtant sur l’opacité des critères localement utilisés pour faire le tri parmi les postulants. Comme le remarquent les magistrats de la Cour des Comptes : « Les filières professionnelles, compte tenu de la forte demande étudiante, sont ensuite systématiquement sélectives : or les critères de sélection sont localisés à l’extrême, opaques et non harmonisés, ce qui ne garantit nullement leur pertinence ». On imagine les conséquences si ces procédures de sélection à l’entrée se généralisaient à l’ensemble de l’enseignement supérieur. En l’occurrence, les arguments d’efficacité ou de légitimité démocratique, avancés par les modernisateurs, ne tiennent pas. La sélection à l’entrée que prônent certains d’entre eux ne passerait pas par l’organisation d’épreuves et l’instauration d’un nouvel examen (que n’ont-ils déjà pas dit sur la lourdeur du baccalauréat et la nécessité de son allègement…). Elle se ferait donc sur dossier (résultats antérieurs, profil du bac, profil du lycée, et autres critères beaucoup plus implicites - pourquoi pas l’origine géographique et nationale ? -) ; elle se ferait aussi sur la base d’entretiens de motivation dont on sait qu’ils encouragent et privilégient d’abord ceux qui sont socialement « bien nés », les plus à même de fournir, dans les formes, par la manipulation de la langue légitime, la preuve de leur « motivation », les plus à même, aussi, de donner à voir la cohérence d’un « projet », parce que les plus à même socialement de se projeter dans l’avenir. Autant de critères qui accentueraient encore les inégalités d’accès et de réussite dans l’enseignement supérieur.

 

Dislocation des parcours et conceptions de la pluridisciplinarité

Une rescolarisation improbable

La rescolarisation de l’enseignement supérieur paraît hautement improbable à l’heure de « l’individualisation des cursus », de l’émiettement des formations en unités capitalisables ad vitam aeternam, de la dédisciplinarisation des formations, comme du centrage thématique des masters autour d’objets spécialisés. Autant de facteurs qui, cumulés, contribueront sans doute à renforcer les forces centrifuges qui s’exercent sur les cursus et les trajectoires scolaires (augmentation du turn-over des étudiants, dispersion d’une masse atomisée de consommateurs démunis), déjà particulièrement redoutables pour les étudiants les plus faibles scolairement et les moins soutenus socialement.

Le démembrement des cursus ou des disciplines au profit d’unités interchangeables est ainsi opéré sans interrogation sur ses effets en matière d’apprentissage intellectuel. En fait, c’est l’idée même de cursus, c’est-à-dire d’un cours régulier des études ordonné à un apprentissage systématique et rationnel sur un temps suffisamment long d’une discipline donnée, qui disparaît pour ces étudiants-là, au profit de la promotion d’une logique individualiste et éclectique évoquant plus le fonctionnement d’un supermarché du pauvre, approvisionné au gré des stratégies économiques des investisseurs, et jouant à la marge de la fluctuation des goûts ou dégoûts de consommateurs captifs. Et la généralisation de formats pédagogiques très courts (organisés sur un semestre) rend impossible la réalisation et le suivi de travaux de recherche sur une année, c’est-à-dire l’apprentissage du travail intellectuel et une première confrontation à l’exercice de la recherche.

Plus qu’à une harmonisation des parcours, - et bien loin d’une mise à plat de tous les « dysfonctionnements » de l’Université et d’une lutte contre les inégalités dont elle est le siège, sinon la cause -, la mise en place des LMD risque ainsi de conduire à une dislocation des parcours, et cela d’autant plus que les étudiants seront moins dotés de ressources (économiques, culturelle, sociales) à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Du côté des personnels enseignants, le risque est d’une part de se voir progressivement cantonnés au rôle de « certificateurs de savoirs et savoir faire » supposés détenus sinon acquis par les étudiants et, d’autre part, de devenir des enseignants-administrateurs (de stages, de filières, de diplômes) au détriment de la production et de la transmission des connaissances.

 

Ambiguïtés et contresens sur la pluridisciplinarité

Ces transformations apparaissent d’autant plus paradoxales qu’aux niveaux les plus élevés du monde académique, la logique disciplinaire règne en maître. N’observe-t-on pas alors un des effets de la dualisation croissante du monde académique entre un secteur haut, fortement sélectif et disciplinaire, et un secteur bas, socialement plus ouvert, intellectuellement plus éclectique, et aux débouchés apparemment plus diversifiés mais surtout plus incertains ?

Le maître mot de la pluridisciplinarité risque bien de fonctionner comme un miroir aux alouettes : il serait nécessaire de poser la question des conditions sociales, académiques, et finalement historiques de possibilité de ce projet. Lequel fut déjà, dans les années 1960, un des maîtres mots de certaines universités, telle l’Université Paris 8 - Vincennes des origines, sans qu’il n’ait été fait un quelconque bilan de cette expérience, tant du côté enseignant que du côté étudiant. Cette réflexion est d’autant plus nécessaire que, dans l’esprit du ministère, les masters devraient être à la fois thématiques et pluridisciplinaires. Pour s’en tenir à un premier indicateur de « pluridisciplinarité », concernant les seuls enseignants, combien sont, par exemple, finalement susceptibles de publier dans deux revues majeures de disciplines différentes ? Sans doute ce nombre n’est-il pas très élevé.

Sous le mot d’ordre de la plurisdisciplinarité, ce sont en fait deux conceptions très différentes de celle-ci qui sont mises en œuvre, en direction de deux publics, la seconde conception servant de caution à la première. Ici (c’est-à-dire aux étapes les plus basses du cursus, dans les établissements les moins pourvus en moyens, avec les étudiants les moins dotés socialement et scolairement), il s’agit plutôt de la juxtaposition d’heures que l’on pourra de moins en moins rapporter à une orientation disciplinaire précise d’enseignants « accompagnateurs » de l’étudiant et, ainsi, de la production de futurs « techniciens » dépossédés de la maîtrise théorique de leur pratique : plutôt que de pluridisciplinarité, sans doute vaudrait-il mieux parler d’a-disciplinarité, c’est-à-dire d’absence de maîtrise des savoirs théoriques spécialisés et d’absence de capacité à satisfaire aux exigences propres à chacune des disciplines. Là, mais pour une minorité d’étudiants très sélectionnés à un niveau élevé du cursus, il s’agit bien plus de continuer à accumuler connaissances et capital social par la fréquentation assidue d’enseignants prestigieux (comme dans certains séminaires de troisième cycle organisés dans les établissements dominants scolairement et symboliquement l’espace de l’enseignement supérieur, la plupart du temps parisiens).

De plus, la pluridisciplinarité projetée des masters ne s’accorde guère avec la logique monodisciplinaire des concours de recrutement du secondaire. C’est là un des points les plus obscurs de la réforme, les disciplines les plus puissantes, ou les mieux installées dans chaque université, étant les plus à même de bâtir des masters monodisciplinaires, ou de forcer les autres à s’intégrer à titre de disciplines d’appoint dans des formations gérées par elles. Les masters préparant à ces concours seront-ils considérés comme des masters professionnalisants ? De fait, ceux-ci prépareront bien à des « professions », même si le ministère - pour des raisons idéologiques - ne veut pas entendre parler de celles-ci, sans doute parce qu’elles sont principalement orientées vers le secteur public. A terme, il est bien possible que soient visées la suppression des concours de recrutement (type CAPES) et la constitution d’un marché des établissements : sortant avec l’équivalent d’un master of education, l’aspirant enseignant devra faire le tour des établissement et se vendre. Tout cela n’est pas non plus sans poser le problème du rôle et de la place des IUFM dans ce nouveau dispositif.

 

Réforme ou contre-réforme néo-libérale ?

 

Depuis la publication des arrêtés relatifs aux nouveaux diplômes universitaires (25 avril 2002), au niveau de chaque université, chacune des (micro) « communautés universitaires » est entraînée dans un véritable tourbillon réformateur, une sorte de « Grande Révolution Culturelle » qui est souvent résumée, de manière un peu rapide, par les initiales LMD. La façade est grandiose : le LMD va créer un système de certification unifié en Europe (avec les ECTS) et permettre ainsi la mobilité internationale des étudiants. La réalité l’est moins…

Pour des raisons liées en premier lieu au calendrier des plans quadriennaux, chaque université entre en ordre dispersé dans la « vague » de mise en œuvre des réformes, ce qui ne favorise pas l’instauration d’un débat national sur les conditions de cette mise en oeuvre. De plus, sous l’intitulé commun d’Université, c’est un ensemble d’établissements très « disparates » qui sont appelés à réorganiser les enseignements qu’ils dispensent. Les universités qui concentrent le plus de moyens (nombre d’étudiants par discipline ou valeur sociale et scolaire très élevée de ces étudiants, concentration d’enseignants-chercheurs, de laboratoires scientifiques et de traditions de recherche, etc.) peuvent espérer tirer leur épingle du jeu (tant il est vrai que, là comme ailleurs, « le capital va au capital »). Par contre, au sein des universités initialement les moins dotées, les UFR et départements les plus récents et les moins développés (a fortiori les « antennes délocalisées ») sont en position de faiblesse pour négocier cette réorganisation. Leurs représentants sont condamnés à nouer des alliances très fragiles avec les représentants des disciplines dominantes localement, alliances rarement dictées par des considérations scientifiques, épistémologiques ou intellectuelles. Ces alliances peuvent se retourner au gré des opportunités plus avantageuses que saisissent des « partenaires » en meilleure position dans la négociation, et ils risquent de ne pouvoir survivre institutionnellement qu’en entérinant la disparition de leur discipline (des intitulés d’abord, des enseignements ensuite). Mais cette description stylisée des différences universitaires ne doit pas masquer le fait que c’est un continuum de situations qui se présente à l’appréhension, ce qui, d’ailleurs, entretient chez chacun la croyance dans la possibilité de ne pas être si éloigné que cela des « pôles d’excellence » dont la constitution est prônée par le ministère.

Ainsi, le choix initial de faire partie des « bons élèves » suppose l’intense mobilisation de la communauté universitaire afin de proposer une « offre pédagogique » susceptible d’être « habilitée » durant l’année universitaire 2003-2004. Autant dire que le leitmotiv de la réforme est la contrainte des délais : il faut faire vite. Le tourbillon réformateur suscite l’hyperactivité plus ou moins contrainte de nombreux enseignants-chercheurs, notamment ceux qui exercent des responsabilités administratives locales (président, vice-président, doyens, directeurs de département, membres des conseils, etc.) (§ Une frénésie « auto-réformatrice »). Il modifie déjà les relations entre collègues et entre disciplines (§ Concurrence généralisée, dégradation des conditions de travail). Il est à l’origine de nombreuses discussions à tous les niveaux et aussi, de plus en plus, d’une énorme frustration et de sentiments qui oscillent entre la résignation et la colère, qui a commencé à s’exprimer en mai-juin 2003 et s’exprime ponctuellement à l’occasion de réunions de conseils (§ Frustrations, résignation et colère).

On peut proposer une interprétation de cette frénésie réformatrice. Par le contexte dans lequel elle s’insère, il s’agit d’une nouvelle avancée de réformes néo-libérales qui, sans toujours dire leur nom, affectent l’Université française depuis les années 1980 et ont pour but de l’adapter rapidement aux « données » de la mondialisation néo-libérale. Cette réforme est une « auto-réforme néo-libérale » (§ Le LMD s’inscrit dans un système cohérent de réformes néo-libérales).

 

Une frénésie « auto-réformatrice »

On pourrait qualifier le nouveau management public universitaire qui se met en place à travers ce que l’on appelle désormais « le LMD » de frénésie auto-réformatrice. Cela ne signifie pas que la communauté universitaire soit devenue véritablement maîtresse de ses décisions, bien au contraire (cf. infra). La « réforme » trouve son origine immédiate dans une procédure qui n’est pas du tout démocratique : des arrêtés ministériels qu’il ne s’agit évidemment pas de discuter mais d’appliquer, dans des délais brefs. La « ligne hiérarchique » est respectée. Les présidents d’université impulsent l’application des arrêtés et les conseils d’administration décident d’un rythme de mise en œuvre. Les UFR doivent rapidement engager la « concertation » parmi les collègues et, cette fois du bas vers le haut, remettre des propositions aux échelons supérieurs (CEVU, conseil d’administration, ministère). De ce point de vue, le vocabulaire de la « concertation » et de la « décentralisation » cache l’inverse : une décision centralisée qui doit se décliner localement et être validée par les votes « démocratiques » des élus... De ce point de vue, la réforme est un superbe révélateur du fonctionnement de la « démocratie universitaire » : accumulation de structures aux fonctions diverses, à différents niveaux, elle a pour effet l’apparition d’un décalage entre la « communauté » de base et les représentants qui votent régulièrement des décisions de réforme sans mandats clairs de leurs collègues.

La contribution des personnels est néanmoins fortement sollicitée : les responsables doivent se mobiliser et mobiliser autour d’eux, pour parvenir à déposer des propositions dans les délais fixés par le niveau supérieur. La contrainte « psychologique » est omniprésente. Faute de mobilisation réformatrice, c’est l’inconnu et peut-être la mort de filières de formation, bref le néant ! Plus concrètement, la menace plane : une université de Province peut vite se muer en petit collège universitaire si elle ne saisit pas l’opportunité de s’engager dans la compétition et la voie de l’« excellence ». L’argument, qui repose sur la peur, est très efficace.

L’impératif réformateur n’a de chance de fonctionner vraiment que parce qu’il s’appuie sur une technologie imparable : la mise en concurrence généralisée. Aucune contrainte d’offre pédagogique n’étant posée d’en haut, chacun est confronté à son avenir professionnel dans des termes nouveaux : il faut s’insérer (c’est-à-dire plus exactement insérer son capital universitaire : direction de DESS ou de DEA, cours en deuxième cycle, spécialité de recherche, etc.) dans un projet totalement nouveau, avec comme contrainte pour les masters des impératifs aussi vagues que la « pluridisciplinarité » ou, plus précis et extrêmement pesant, le seuil minimum de 100 étudiants par master, qui implique la concentration et le regroupement des DESS et DEA existants (qui a en décidé, quand ?). On le voit : le vocabulaire qui se diffuse déjà indique que chaque universitaire est dès maintenant devenu un porteur de projet d’offre de formation qui doit trouver sa place sur le marché, et devra bientôt faire la preuve de sa rentabilité (il « forme » et « insère » bien ses étudiants) pour pouvoir survivre dans le dur monde contemporain de la compétitivité et de la performance.

 

Concurrence généralisée, dégradation des conditions de travail : la réalité de la mise en place du LMD

Mais l’analyse suppose d’aller voir de plus près ce qu’il en est de la réalité de la mise en place du LMD. Nous développerons dans les lignes qui suivent une première étude de cas concernant l’université d’Amiens, dans l’attente du développement d’autres descriptions circonstanciées.

A Amiens, le choc de l’annonce de la réforme passé, les acteurs universitaires se sont souvent très vite trouvés plongés dans une problématique relativement nouvelle : il fallait nouer des alliances entre collègues ou disciplines et ne pas « rater le train » de la réforme, puisque celle-ci entrerait « inéluctablement » en vigueur en septembre 2004. L’enjeu premier, ce qui peut sembler surprenant à première vue mais s’explique par la logique des intérêts universitaires (et par l’agenda ministériel ?), était d’abord le « M » (master): les directeurs de DESS et de laboratoires devaient s’assurer au minimum de la « préservation des acquis » et tenter de sortir en bonne position des discussions. Le but principal recherché était de conserver la position (le capital universitaire) acquise, et le cas échéant de l’améliorer.

En quelques mois, les rapports cristallisés souvent de très longue date entre départements, voire entre UFR, se sont trouvés assez fortement chahutés. Les « petites » disciplines, se sentant particulièrement menacées par la contrainte de regroupement, ont été les plus activ(ist)es dans la recherche d’alliances et ont été traversées de débats intenses qui remettaient parfois en cause leur ancrage historique.

Ainsi, la science politique, encore (localement) dépendante du droit mais plus tournée vers la recherche universitaire que le monde « professionnel », a hésité entre un rapprochement avec la sociologie et un maintien dans l’orbite de sa « mère-discipline ». Le sentiment de menaces sur la science politique a été particulièrement exacerbé dans ce contexte. La directrice du laboratoire de science politique et droit (CURAPP) a remis en cause, dans un article de Libération, ce qu’elle a appelé l’ « euro » universitaire, évoquant le système des ECTS indissociable de la mise en place du LMD.

Au sein de l’UFR de philosophie, sciences humaines et sociales, qui regroupe historiquement psychologie, sociologie, philosophie et sciences de l’éducation, ce sont surtout les rapports historiques entre départements qui ont été mis en jeu par la création de masters. En position de force par son nombre d’étudiants et ses liens étroits avec un secteur professionnel, la psychologie était en mesure de faire sa propre proposition de master et de limiter les conséquences de la réforme. En revanche, disciplines aux débouchés professionnels soit plus flous soit liés aux concours d’enseignement, sociologues, philosophes et spécialistes de sciences de l’éducation ont beaucoup discuté avant d’arriver à la proposition - validée par le CEVU du 22 novembre 2002 puis le CA du 29 novembre 2002 - de « deux » masters thématiques pluridisciplinaires : un master « constitution et transmission des savoirs » et un master « dynamiques des mondes contemporains et dialogue des cultures » (par regroupement de deux propositions antérieures). Les intitulés de ces masters illustrent une première conséquence de la logique des alliances obligées, à savoir la lisibilité discutable des nouveaux intitulés « non disciplinaires ». En quelques jours, une discipline comme la « philosophie » voyait donc son nom disparaître en tant que tel aux niveaux 4 et 5 de l’université, dans les intitulés des « domaines », mais aussi dans ceux des « mentions ». Elle devrait n’exister à ce niveau que comme « spécialité » d’une « mention ». On mesure évidemment mal les conséquences d’une telle décision, mais il est difficile de croire qu’elle sera totalement sans effet. Il faut noter que le contexte de réforme à Amiens a été l’occasion de propositions de masters transdisciplinaires, comme un master « environnement », qui allait très directement dans le sens du décloisonnement disciplinaire et correspondait à un axe de l’Université (COS) mais qui n’a pas été retenu. Les « porteurs de projet » ne sont pas toujours récompensés.

La question de l’intitulé du « domaine » du diplôme de Licence commun à l’UFR a donné lieu à une vive tension entre psychologues et philosophes autour de la présence du nom « philosophie » : certains psychologues la refusaient au nom de ses conséquences professionnelles négatives pour leurs étudiants, alors que les philosophes la défendaient au nom des principes (la philosophie n’est pas une discipline à proprement parler, encore moins une science humaine) et de la place déterminante que la philosophie a occupé dans la naissance de l’UFR.

L’élaboration du contenu des maquettes a accentué le sentiment de pression temporelle, car il s’agit désormais de discuter sinon du niveau le plus détaillé des maquettes (nous y sommes, en ce moment), du moins des grands équilibres entre les différents regroupements d’enseignements : méthodologie, fondamentaux, etc. La quantification en ECTS devient alors le principal point de discussion (sachant qu’elle ne recouvre pas exactement le volume horaire pour l’étudiant…). On entre alors dans une phase de technicisation des discussions, qui contribue à laisser une partie des collègues sur la touche : le vocabulaire change (on parle de « semestre 3 et 4 » pour la deuxième année de DEUG, de « domaines », de « mentions », d’« options », etc.) ; on fait des calculs rapides (additions d’ECTS, conversions d’ECTS en heures) ; les réunions prennent du temps et leurs conclusions ne sont pas toujours strictement cumulatives. Les conditions de travail des responsables et des enseignants-chercheurs, en particulier les plus investis dans la réforme, se dégradent rapidement sous l’effet du poids des charges administratives que la réforme impose déjà : réunions, rédactions de maquettes, information et explication aux collègues prennent du temps sur l’enseignement et la recherche.

Par rapport aux maquettes des précédents plans quadriennaux, les principales différences proviennent sans doute ici des effets de la mise en commun des filières et de l’introduction des ECTS. Il s’agit de discuter sur une échelle plus large, avec des collègues de diverses disciplines, et les « équilibres » s’expriment en ECTS. Les semestres 1 et 2, qui n’intéressent pas toujours directement les « rangs A », sont laissés à une discussion finale alors qu’ils posent manifestement des problèmes aigus de relations entre disciplines, puisque le principe de mise en commun entraîne une modification inévitable des équilibres actuels.

 

Les incohérences du LMD au quotidien : l’exemple de Lyon 2

A l’université Lyon 2, l’adoption de la réforme LMD conduit d’emblée à une réorganisation profonde de l’enseignement et du calendrier universitaire. Les conséquences immédiates en sont : 1) un allongement de la durée des semestres d’enseignement, équivalents à 30 semaines contraintes, auxquelles s’ajoutent 5 semaines d’examens, soutenances et autres obligations liées à l’enseignement ; 2) la réduction simultanée, et paradoxale d’un point de vue pédagogique, de l’Unité d’Enseignement (U.E.) de 24 à 21 heures ; 3) l’uniformisation des durées d’enseignement à 1 heure 30 minutes.

La nouvelle organisation obéit, pour l’essentiel, à des contraintes étrangères aux considérations pédagogiques : gestion des emplois du temps et des salles de cours, tentative d’intensification du travail sur la base de la supposition que deux heures de cours entraînent l’instauration de pauses qu’il ne s’agit plus de payer. Le passage à une durée standard d’enseignement de 1 h 30 conduit au suivi d’un plus grand nombre de Travaux Dirigés, donc d’étudiants en groupes, ce qui, matériellement, vient contredire le souci pédagogiquement légitime des enseignants de voir progresser la mise en œuvre d’un suivi plus individualisé. De même, la bi-disciplinarité (la mise en place de parcours de formation dans deux disciplines différentes au cours des 4 premiers semestres) entraîne de fait une massification des effectifs étudiants, pour un encadrement constant...

Mais c’est peut-être en ce qui concerne la recherche que le dispositif comprend le plus d’effets pervers. La définition des emplois du temps des enseignants-chercheurs était jusqu’alors pensée en lien avec le déroulement des activités des équipes de recherche : réunions de laboratoire, séminaires de recherche, invitations de conférenciers extérieurs, séminaires de formation des doctorants, séminaires de DEA. Or, la multiplication artificielle des contraintes matérielles et temporelles de l’enseignement provoquée par la réforme LMD restreint considérablement cet espace de la recherche.

Plus grave encore, la réforme risque de conduire à l’abandon des premiers cycles universitaires, espaces de relégation pour jeunes étudiants de milieux populaires que fuient massivement les enseignants-chercheurs titulaires (et d’autant plus que leur statut est plus élevé). Ce n’est pas seulement la partition entre des établissements d’excellence et des universités de seconde zone qui se dessine, mais un clivage analogue, interne à chaque établissement universitaires, séparant les Licences (et les filières ne produisant que des licences) des Masters et Doctorats recrutant dans des établissements plus sélectifs scolairement et socialement (entre autres, classes préparatoires).

 

Frustrations, résignation et colère

La réforme est donc déjà parvenue à créer ou à renforcer un sentiment d’insécurité professionnelle larvé, qui se trouve en quelque sorte validé par le contexte des réformes universitaires globales : la « modernisation », la « décentralisation ». Celles-ci ouvrent des opportunités à certains acteurs, mais elles suscitent un malaise très large chez la grande majorité des collègues. L’annonce des projets de « réforme » du statut d’enseignant-chercheur ne peut que renforcer ce sentiment.

Le LMD exprime aussi le clivage croissant entre une minorité d’enseignants-chercheurs investis dans les responsabilités administratives et la grande majorité des autres, moins informés, sommés de « s’insérer » dans des projets de formation aux contours toujours plus flous et de « s’adapter » à un univers toujours changeant.

Une telle procédure de réforme auto-administrée (comme on s’auto-administre un questionnaire, mais aussi un médicament ou une piqûre) ne peut que créer de nombreuses frustrations : la dégradation des conditions d’exercice du métier d’enseignant-chercheur est le fait des enseignants-chercheurs eux-mêmes et a pour finalité une dégradation encore accrue, puisqu’ils organisent aujourd’hui le travail par lequel ils « réforment » l’université.

C’est une sorte de Mai 68 à l’envers : on leur demande par voie hiérarchique d’appliquer les principes de l’autogestion pour créer un univers technocratique, largement fictif, en phase avec les rêves néo-libéraux. C’est aussi la victoire de la langue de bois réformatrice contre toute forme de démocratie « participative » réelle : les porteurs de projet doivent se positionner dans la compétition et la concurrence en proposant une « offre » de qualité.

Dans ce climat, le mouvement social de mai-juin 2003, bref et localisé mais intense dans plusieurs universités, a montré que le sentiment d’une dynamique actuelle très dangereuse, voire suicidaire, pour l’université française en général, est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit. Des examens ont été reportés. Une coordination a vu le jour. Les oppositions se sont manifestées et continuent de le faire à l’occasion de réunions diverses.

La résistance à la réforme est large, mais elle cherche des formes d’expression et doit faire face à l’agenda technocratique des réformateurs néo-libéraux. Si elle ne s’appuie pas sur des propositions alternatives crédibles, largement diffusées, elle court toujours le risque d’être immédiatement stigmatisée comme « réactionnaire », voire purement et simplement « irrationnelle ». Or, l’irrationalité est aujourd’hui tout entière du côté de cette course effrénée à la « modernité » qui va aboutir à une formidable régression historique, reléguant l’université et la recherche françaises dans un état quasi-préhistorique.

 

Le LMD s’inscrit dans un système cohérent de réformes néo-libérales

La réforme LMD doit son crédit a priori auprès de bon nombre d’enseignants au fait qu’elle est censée « faciliter » la mobilité étudiante en « harmonisant » des diplômes : elle est en phase avec les thèmes néo-libéraux de l’« ouverture » (il vaut mieux être ouvert que fermé) et du « mouvement » (il vaut mieux bouger qu’être statique). Cet a priori positif exprime le degré élevé d’intériorisation chez les enseignants-chercheurs de la tendance selon laquelle il faut être toujours plus ouvert et toujours plus mobile. Il faut dire ici que la dimension internationale du métier de chercheur est une réalité objective qui contribue à renforcer cet a priori positif.

Pourtant, on peut penser que la réforme LMD a pour finalité, sinon exactement l’inverse, en tout cas un objectif plus fonctionnel économiquement : elle vise à créer plus de mobilité européenne voire internationale pour les étudiants les mieux dotés en capital culturel, économique, social (ce qui correspond à la notion de « pôle d’excellence ») ; mais elle vise aussi simultanément à mettre en place des diplômes plus professionnels et plus locaux (donc moins de mobilité) pour les autres, la grande majorité des étudiants. Cette dualisation du monde étudiant, qui existe bien sûr déjà en partie objectivement, sortira probablement renforcée et institutionnalisée.

L’une des clés de cette institutionnalisation du dualisme est la création d’un système universitaire lui-même de plus en plus clairement dual. On trouvera à un pôle des enseignants-chercheurs tournés vers la recherche internationale et confrontés à des étudiants généralistes dans des établissements dotés en capital économique et symbolique ; et à un autre des enseignants beaucoup moins chercheurs, beaucoup plus administratifs, qui devront nouer des partenariats avec des entreprises locales pour s’insérer eux-mêmes tout en « insérant » leurs étudiants.

Les présidents d’université, acteurs de premier plan de la réforme LMD, y voient un élément permettant de créer une « offre pédagogique » plus pertinente localement et de renforcer ainsi l’insertion de l’université dans le monde environnant, de faire prospérer leur entreprise. A Amiens, le président incarne aujourd’hui l’enthousiasme réformateur, qui rencontre un scepticisme de plus en plus manifeste. Les présidents demandent aujourd’hui, très souvent, à avoir enfin les « coudées franches » pour pouvoir gérer leur personnel plus librement (qu’il s’agisse des enseignants-chercheurs ou des autres) : pour certains afin de devenir « pôle d’excellence », pour d’autres afin de devenir des entreprises pourvoyeuses de services de formation auprès des acteurs socio-économiques régionaux. Et, finalement, tel est peut-être le premier objectif de la mise en place du LMD : créer un environnement concurrentiel où les individus sont des porteurs d’offres de formation dont ils doivent prouver la validité.

Il est donc tout d’abord très important de remettre en cause l’« urgence » de la réforme. La précipitation et la logique de contrainte temporelle font partie d’une méthode de « gouvernance » qui fait de la démocratie un simulacre.


 

IV - La réforme au nom de la professionnalisation ?

 

Là encore, l’argument est constamment mobilisé par les modernisateurs. Cette volonté de professionnaliser l’Université traduirait encore leur souci de l’étudiant, de son insertion sur le marché du travail ; et les résistances à la professionnalisation, symétriquement, le corporatisme d’enseignants-chercheurs, soucieux avant tout de leurs jeux et joutes intellectuels, oublieux des étudiants…

La réalité nous semble pourtant bien différente. La professionnalisation est une politique d’institution, une politique d’affichage, qui ne réalise pas les objectifs qu’elle annonce, notamment en termes d’insertion, et qui cannibalise par ailleurs l’université.

Il est temps de stopper cette tendance à la professionnalisation non maîtrisée et contraire aux intérêts des étudiants que les réformes présentées veulent encore accentuer. Nous ne nous désintéressons pas de l’insertion professionnelle (mauvais procès instruit par les chantres de la professionnalisation) ; nous considérons simplement que la professionnalisation à outrance est dangereuse pour les étudiants (surtout lorsqu’il n’y a pas d’emploi au terme d’une voie de formation étroite et professionnalisée), pour les universités, pour la recherche. La vocation d’une université ne saurait être celle d’un agglomérat d’écoles professionnelles préparant souvent, qui plus est, à des professions qui ne correspondent pas à des emplois.

 

Une politique d’affichage

 

La professionnalisation semble devenir l’horizon indépassable de l’université. Les « experts » (officiellement nommés ou autoproclamés), les parlementaires dans les débats autour de la loi de finances , les magistrats de la cour des comptes, contrôlant « La gestion du système éducatif » (titre du rapport d’avril 2003), le ministère enfin, tous poussent les universités à toujours davantage se professionnaliser, comprendre s’adapter aux besoins et aux demandes du «monde professionnel » (comme s’il y avait d’ailleurs un seul monde professionnel). Un propos récurrent donc, inscrit en capitales dans tous les projets de réforme, qui semble relever du discours performatif, sur le mode du «quand dire, c’est faire ». Car la professionnalisation progresse fortement depuis la création des IUT en 1966. Certes, il existait auparavant des facultés « professionnalisées » (la médecine et le droit). Mais c’est depuis le début des années soixante-dix, avec une accélération dans les années quatre-vingt, que se sont multipliées les filières « professionnelles », délivrant des diplômes à tous les niveaux de sortie de l’enseignement supérieur (du 1er au 3e cycle). La professionnalisation ne se limite pas aux filières professionnalisées (ou semi-professionnalisées comme LEA par exemple) ; elle passe également par l’introduction d’éléments « professionnels » (appelés parfois de « pré-professionnalisation ») dans les filières générales, rebaptisées désormais, de façon dépréciative, filières « académiques » (sous-entendant dans cette nouvelle acception du terme « académique », une coupure avec la réalité, une coloration excessivement théorique). Stages en entreprises, modules aux intitulés ésotériques (type « PPP », projet personnel et professionnel), censés permettre de faciliter l’insertion professionnelle des étudiants), les initiatives se multiplient, de façon débridée.

 

La pré-professionnalisation : des modules coûteux à tous les niveaux

La pré-professionnalisation, particulièrement à la mode dans les universités littéraires, pousse des étudiants à une spécialisation prématurée et entretient le mythe des vocations, en occultant les effets sociaux qui président à l’émergence de celles-ci. L’introduction, par exemple, dès la première ou deuxième année, de modules « IUFM » n’a pas grand sens. Il s’agirait, disent ceux qui les mettent en place, d’éviter cette situation qui voit des étudiants réussir des concours de l’enseignement et constater finalement qu’ils ne sont pas « faits » pour ce métier (toujours ce mythe de la vocation que le terrain révèlerait !). Mais l’argumentation pêche à plusieurs niveaux. Il n’est pas sûr que cette déception soit propre aux métiers d’enseignant. Concevrait-t-on sur le même mode d’instituer en DEUG de droit des modules de pré-professionnalisation « commissaire de police », «huissier » pour prévenir les éventuelles déceptions ultérieures ? Il n’est pas sûr non plus qu’une « découverte », forcément superficielle du métier permette à celui qui se fourvoie (mais là encore, qu’est-ce que cela signifie ?) d’en prendre conscience. Enfin, le nombre de ceux auxquels on évitera une « mauvaise » orientation n’est pas tel qu’il justifie la mise en place de modules de pré-professionnalisation. Ces modules de pré-professionnalisation, coûteux en termes d’heures, lorsque ces heures sont défalquées du total des heures d’enseignement pour un diplôme, ne représentent en même temps pas un volume suffisant pour permettre un véritable début de formation professionnelle.

 

Cette professionnalisation apparaît donc largement comme une politique d’affichage. Pour obtenir des pouvoirs publics des crédits (dans le cadre de la politique contractuelle, ou à un autre niveau, pour capter les crédits européens du FSE), des postes (les postes d’enseignants pour les filières professionnalisées semblent plus facilement accordés) et bien sûr, des habilitations de diplômes, il convient d’insister sur les intentions de professionnalisation. Une politique d’affichage donc, parce que l’on ne se donne pas vraiment tous les moyens de vérifier la réalité de la professionnalisation : contenus, débouchés effectifs…Mais il y a pire : cette professionnalisation à outrance est coûteuse pour l’université. La création de nouvelles filières professionnelles se faisant dans le cadre d’une dotation financière globale stable, elle se fait au détriment des formations dites générales. Nombre de formations dites professionnelles conduisent les étudiants à des impasses, à des choix prématurés. On ne souhaite pas pour autant valoriser le modèle des facultés françaises anciennes qui tenaient à l’écart tout ce qui relevait du « professionnel » (les arts libéraux contre les arts mécaniques), simplement montrer que la nouvelle mode de la professionnalisation est dangereuse. Un constat que fait aussi, de façon plus balancée, la Cour des Comptes dans son rapport récent sur la « Gestion du Système Educatif »

« Enfin, dans ce processus où les initiatives sont foisonnantes et ne procèdent ni d’une programmation d’ensemble, ni d’analyses prospectives, on ne peut exclure a priori ni les effets de mode, ni les erreurs d’anticipation des débouchés, alors même que des évaluations précises sont aujourd’hui difficiles à réaliser en raison du manque de recul. L’adaptation du système d’enseignement supérieur ne peut, dans ce domaine, suivre la seule conjoncture, car les évolutions des métiers sont trop rapides pour qu’il soit possible de tirer des conclusions à long terme de constats instantanés. A supposer qu’ils soient connus, la prise en compte des souhaits immédiats des entreprises ne saurait en outre constituer un élément exclusif du pilotage de l’enseignement universitaire, dont la vocation est de préparer à l’ensemble de la vie active et non au seul premier emploi. »

 

Les contradictions rhétoriques du discours sur la professionnalisation

La professionnalisation serait donc la seule voie de salut pour les universités ? L’argumentation officielle apparaît très fragile.

On notera que le Ministère et ceux qui sont devenus ses représentants, avant de représenter la communauté universitaire, tiennent simultanément des discours contradictoires ; et les injonctions faites aux universités sont dès lors paradoxales.

Ainsi, d’un côté on insiste sur la nécessité de la pluridisciplinarité (et d’une pluridisciplinarité souvent outrancière, non pas fondée sur des complémentarités disciplinaires, mais sur des arguments comptables : on associera ainsi ce que l’on a, indépendamment de la cohérence de l’ensemble, pour réduire la facture), qui réduit la spécialisation, de l’autre, on encourage à une professionnalisation accrue qui constitue pourtant une forme de spécialisation beaucoup plus étroite que la spécialisation disciplinaire.

Deuxième incohérence : lorsqu’il s’agit de justifier la mise en place de l’éducation tout au long de la vie, on fait valoir la nécessité de continûment se former, liée à l’évolution extrêmement rapide des métiers (discours qu’il faudrait relativiser, cela fait des décennies que certains sociologues du travail, contre les données de l’Insee, prophétisent la disparition des ouvriers ; de même on se souvient des « projections » du BIPE, reprises par le Haut Comité Education Economie à la fin des années quatre-vingt qui exagéraient le nombre des emplois hautement qualifiés attendus en l’an 2000). Les individus seront amenés à changer plusieurs fois de métier au cours de leur vie active, entend-on régulièrement et les métiers qu’ils exerceront demain n’existent pas encore, voire ne sont pas littéralement « pensables ». On comprend mal alors que la professionnalisation systématique, entendue comme formation à un métier ou un groupe étroit de métiers, puisse être la solution. Sous ce rapport les formations générales semblent un peu moins menacées d’obsolescence accélérée que les formations professionnalisées

Troisième contradiction : on pousse les universités à la professionnalisation en insistant sur le fait qu’il y aurait là la condition de l’insertion des étudiants, en oubliant que les établissements sélectifs proposent eux, encore et toujours, des formations très générales. Les écoles d’ingénieurs, mais plus encore les écoles de commerce et de gestion (et en particulier les plus cotées en termes d’insertion) sont finalement très généralistes. La professionnalisation à outrance, vers laquelle on pousse les universités, ne creusera-t-elle pas un peu (plus) le fossé entre les grandes écoles et les universités (restructurées alors en écoles professionnelles, sur le mode des « polytechnics » anglaises)?

 

 

On comprend que les modernisateurs puissent inlassablement entonner le chant de la professionnalisation. C’est le moyen d’insister à rebours sur l’inadaptation des universités (mais pourquoi alors ne pas parler des grandes écoles ?) et de justifier que tous les moyens nécessaires ne leur soient pas alloués. La professionnalisation ce serait l’innovation, l’adaptation d’une université trop longtemps archaïque, sclérosée. Ce discours sape bien sûr la légitimité des filières générales, invitées sans cesse à se justifier, et finalement davantage que les filières professionnelles qui se contentent d’afficher leur caractère professionnel.

 

La professionnalisation est paradoxalement pour les gestionnaires du Ministère un moyen de réaliser des économies en matière de dépense universitaire. Certes, le coût d’un étudiant en filière professionnalisée est plus élevé, mais ce surcoût est largement financé sur ressources propres, par redéploiement des moyens des filières générales vers les nouvelles filières professionnelles. Un redéploiement d’autant plus important qu’au-delà de la croissance du nombre des inscrits dans les formations professionnelles, liées à la multiplication de celles-ci encouragée par le ministère, ces formations sont beaucoup plus coûteuses « par étudiant ». Mais le redéploiement s’opère sans heurts, les normes « San Rémo » (système analytique de répartition des moyens) donnant l’illusion d’une allocation objective des moyens : les filières professionnelles n’ont-elles pas « par principe », des étudiants « lourds », c’est-à-dire exigeant plus de moyens ? La création de nouvelles filières professionnelles n’est donc pas forcément très coûteuse pour le Ministère même si elle est coûteuse pour les universités et en leur sein, pour les filières plus générales.

Qui plus est, le volume des enseignements de ces nouvelles filières professionnelles reste modéré, et d’autant plus modéré que le temps des stages sera long, temps naturellement sans enseignements. Les universités, pressées par le Ministère, appliquent en cette matière les vieilles recettes des écoles de commerce privées : plus de stages et des stages plus longs = moins d’enseignements à assurer.

Enfin, les filières professionnelles exigent souvent des étudiants une participation supplémentaire, en sus des droits normaux, au mépris d’ailleurs de la réglementation. Des participations qui peuvent être très importantes et sont congruentes avec la logique ministérielle et européenne de financement par l’usager de l’enseignement tertiaire, ce que l’on appelle désormais le co-investissement, en occultant l’incertitude sur les profits espérés qui président à tout investissement et plus encore à ces investissements-là. De façon subreptice, on banalise par ce biais le principe que les formations universitaires doivent être sélectives et payantes

 

Si pour le Ministère, la professionnalisation apparaît comme un cheval de Troie pour promouvoir la réforme et instaurer un nouveau compromis autour de la notion de co-investissement, elle s’avère être aussi, pour un certain nombre d’enseignants, une stratégie individuelle, parce qu’en opposition au collectif, de conquête de moyens. Demander un diplôme professionnel, c’est s’assurer plus facilement l’obtention de postes, le ministère donnant la priorité à ces filières-là. Là encore l’affectation pour le ministère est peu coûteuse puisque ces postes seront pris sur le « pot commun » qu’accorde la loi de finances. Les filières professionnelles sont également le moyen pour les enseignants de se ménager des conditions plus confortables d’enseignement que celles qui sont l’ordinaire de leurs collègues : effectifs réduits, étudiants « sélectionnés » et motivés par la perspective d’une insertion professionnelle (et qu’importe si celle-ci est un leurre, le constat n’en sera fait par les diplômés qu’a posteriori…), moyens matériels plus importants (plus de photocopies par exemple, de financements, de missions…), voire relations flatteuses avec les élites économiques et politiques locales. L’accueil d’étudiants de formation continue, « porteurs d’un financement » (ce qui sera cependant de moins en moins le cas à l’avenir du fait des conséquences de l’accord interprofessionnel sur la formation continue qui vient d’être signé en septembre 2003), accroît encore un peu plus cette manne : ils paient en effet l’intégralité du coût de la formation ( des sommes variables et presque sans limite, plus de 6000 euros dans cette université de province pour un DESS Droit du Sport ) et non pas des droits d’inscription classiques, et ces sommes sont affectées directement à la filière.

 

Les conditions peu professionnelles de l’expertise des filières professionnelles

 

On pourrait penser que l’habilitation des filières professionnelles se fait à partir d’une expertise minutieuse des dossiers. Incontestablement il y a expertise, puisqu’il y a des experts (sur la légitimité de laquelle il faudrait d’ailleurs s’interroger en expertisant les experts) et que le nombre de refus d’habilitation est élevé. Mais la procédure d’habilitation est lourde (plus de 2000 dossiers chaque année selon la Cour des Comptes, voire 2800 en 2001) et dès lors, « l’examen ne peut qu’exceptionnellement être approfondi » : il n’y a pas, toujours selon la Cour des Comptes, de vérification des données (concernant le nombre des étudiants inscrits ou, dans un autre domaine, la proportion des étudiants en emploi…)

On n’évoquera pas ici le volet politique des habilitations qui fait que des habilitations peuvent être obtenues ou maintenues malgré les avis défavorables reçus. Le CNESER, l’instance la plus démocratique de par sa composition (des représentants des étudiants, des personnels en font partie à côté de membres nommés censés représenter les grands intérêts nationaux) ne donne qu’un avis que le Ministre peut ou ne pas suivre. Et le travail du CNESER est très encadré : difficile de procéder à un examen minutieux en séance plénière ; l’évaluation, en amont par les « experts », experts « disciplinaires », conseillers d’établissement, tous choisis par le Ministère, est déterminante. Là encore, la technocratie éducative a pris le pas sur les instances démocratiques.

Mis à part les licences professionnelles et les IUP (pour lesquels les dossiers ne sont pas plus exigeants d’ailleurs sur la question des débouchés professionnels), ce sont les mêmes dossiers d’habilitation qui sont remplis pour la création de filières professionnelles et de filières plus « générales » (à une annexe près), ce qui apparaît là encore paradoxal : on demande aux filières générales d’attester leurs débouchés professionnels de la même manière que les filières professionnalisées. En pratique, le dossier est peu exigeant sur les indicateurs d’insertion professionnelle. Pour les maquettes dites « classiques » (entre guillemets sur le site de la Direction de l’Enseignement supérieur), par exemple pour les DESS, on demande simplement le nombre des diplômés « en emploi » (en différenciant CDI et CDD), dans la spécialité ou hors spécialité, le nombre des poursuites d’études, et des diplômés demandeurs d’emploi. On notera au passage qu’il n’y a rien de précis sur la nature et la qualification des emplois occupés (combien ont par exemple le statut cadre ?). Autrement dit, si les anciens étudiants d’un DESS GRH sont secrétaires ou agents administratifs au service de la paie d’une entreprise ou d’une administration, ils seront portés au crédit de la « professionnalisation » puisque considérés comme en emploi, qui plus est dans la spécialité…

Pour les nouveaux diplômes, ne disposant pas de toute façon de statistiques, on se contentera de déclarations générales sur les objectifs professionnels, les compétences visées, les débouchés prévus… (ce sont les rubriques du dossier d’habilitation).

 

 

Quand les formations professionnalisées deviennent très « générales », au moment de la justification de leurs débouchés professionnels :

Soit le DESS « Communication et Jeunesse » de cette université de province habilité depuis plusieurs années. Voici la façon dont il est présenté par ses promoteurs :

 

« Objectifs de la formation

-Aide à la structuration d’un projet professionnel

-Acquisition d’une double compétence dans le domaine de la communication en rapport avec les enfants, les adolescents et les jeunes

Débouchés professionnels :

Tous les secteurs de la vie sociale et professionnelle (entreprises, institutions, collectivités, associations…) dans les domaines de la culture, santé, environnement, loisirs, médias, prévention ayant besoin :

-d’un chargé de communication spécialisé sur les problématiques d’enfance et de jeunesse

-d’un chargé de mission pour la conception et la réalisation de projets en direction du public jeune

-d’un médiateur entre une structure et son public »

 

Les exigences, dans les dossiers de licences professionnelles, ne sont guère plus importantes. En réalité, ce qui semble compter davantage pour l’habilitation, c’est que le dossier soit porté par des partenaires et ainsi « recommandé ». Les avis des organisations professionnelles, des chambres consulaires, voire de cadres, de chefs d’entreprises, d’experts du secteur, souvent auto-consacrés vont beaucoup compter dans l’expertise. Un bon dossier, c’est un dossier qui multiplie les lettres de recommandation. Des lettres généralement succinctes : les professionnels consultés disent tout le bien de la nouvelle formation, attestent (sur l’honneur ?), qu’elle mènera à l’emploi, mais ces propos ne sont pas appuyés sur une véritable expertise chiffrée des débouchés annoncés. Dans certains cas, des formations professionnalisées (ce fut notamment le cas pour des licences professionnelles) sont conçues à la demande d’une branche professionnelle ou d’une entreprise, mais pour autant celles-ci ne s’engagent pas sur l’embauche des futurs diplômés alors même que la formation aura été conçue en fonction de leurs besoins, et non en fonction des nécessités de la mobilité professionnelle à laquelle, nous dit-on, tous les salariés seront contraints.

Au-delà des lettres de recommandation, l’évocation de la participation des professionnels à la conception des programmes, comme le contrôle qu’ils peuvent exercer ensuite sur sa mise en oeuvre, notamment toutes les fois où sont mis en place ces fameux « conseils de perfectionnement » sont mis au crédit des « porteurs de projet de diplômes professionnels ». La participation des professionnels à l’enseignement est également attendue : c’est sur le pourcentage d’heures d’enseignement assurées par des professionnels qu’est aussi jugé le dossier ; aucune expertise sérieuse (ces renseignements n’étant pas demandés) ne porte en revanche sur les qualités, la compétence, la légitimité professionnelle de ces professionnels. L’habilitation d’un diplôme professionnel va dépendre des relations d’échange entre l’enseignant porteur du projet - qui a besoin des professionnels pour attester, auprès du ministère, la professionnalité de la formation proposée- et des professionnels - qui peuvent espérer être recrutés comme enseignants vacataires ou mieux encore, associés dans les formations qu’ils ont participées à légitimer et qui constituent parfois une opportunité pour un certain nombre de ces professionnels, sans clientèle .

 

Un débouché assuré pour les filières professionnelles : enseignant-associé dans ladite filière. Retour sur l’anomalie de l’association

 

On comprendra alors aussi une autre raison de la multiplication des demandes de filières professionnelles : si les débouchés promis aux étudiants ne sont pas assurés, les « professionnels » sollicités y trouveront, eux, des heures de vacation à effectuer, ou mieux parfois un poste d’enseignant-chercheur certes précaire (beaucoup moins qu’un poste d’ATER) mais avec des possibilités ensuite très généreuses d’intégration (plus généreuses là encore que pour les anciens ATER.)

Il y a donc bien des « professionnels » de l’intervention professionnelle, qui multiplient les vacations dans différentes institutions, dépassant parfois le volume des cours assurés par des enseignants titulaires, ou sont donc parfois associés. Et leurs enseignements sont souvent éloignés du champ professionnel strict, avec lequel ils ont d’ailleurs parfois un lien plus que distendu, voire sont des enseignements généraux, non « professionnels » dans leurs contenus. Ceci vaut en particulier pour les enseignants-chercheurs associés. A l’origine, et c’est toujours le cas pour un certain nombre d’entre eux, le statut de professeur associé avait été conçu pour permettre à des enseignants et chercheurs étrangers (on cite notamment dans la loi de 1984 et le décret 1985, autre temps, les réfugiés politiques) d’exercer dans les universités françaises.

Mais, depuis, le nombre des professeurs associés s’est considérablement accru, et les professeurs associés « Maîtres de Conférences » ou « Professeurs », à temps partiel (PAST, selon l’acronyme administratif) ou, plus rarement, à temps plein, sont des « professionnels », enseignant en sus de leur activité professionnelle.

Ce recours aux « professionnels » pour assurer des charges régulières d’enseignement (la recherche, un élément du statut, semblant elle sacrifiée, on y reviendra) apparaît très contestable autant du point de vue de « l’efficacité » que de « l’éthique »

De façon récurrente, le ministère tient le discours de la professionnalité enseignante et affirme qu’enseignant est « un métier qui s’apprend ». La mise en place des CIES (centre d’initiation à l’enseignement supérieur) accueillant les moniteurs s’inscrivait dans cette logique. On répète à l’envi que la maîtrise d’une discipline ne suffit pas. Mais parallèlement, on va recruter tout de même, et directement comme maîtres de conférences ou professeurs, des personnes parce qu’elles sont des professionnels (catégorie bien hétérogène qui regroupe salariés comme professions libérales, du privé au public, catégorie seulement définie négativement, « tout », sauf des enseignants). L’entrée directe comme enseignant-chercheur statutaire remet en cause la professionnalité enseignante. Il suffirait d’être professionnel pour être immédiatement à même d’être enseignant-chercheur ; être professionnel (défini négativement, toute profession sauf enseignant ou chercheur) va dispenser des conditions de titre, des critères scientifiques normalement nécessaires pour exercer cette fonction. Au-delà de la durée de l’expérience professionnelle, qui semble fonder le rattachement au corps des Maîtres de Conférence ou des Professeurs, l’exigence scientifique est limitée : il faut simplement, pour les professionnels français, candidats à une association à temps plein, que l’expérience professionnelle soit en rapport direct avec la spécialité enseignée, les candidats aux postes de Maîtres de Conférences et Professeurs à titre permanent apprécieront. Et pour ceux qui prétendent aux postes de PAST (Maîtres de Conférences ou Professeurs à temps partiel), la durée d’expérience est réduite à trois ans, trois ans d’activité professionnelles « directement en rapport avec la spécialité enseignée » mais surtout « autre que d’enseignement »

 

La professionnalisation, un encouragement au cumul d’emplois et de rémunérations

 

L’association est un cumul d’emploi, un cumul d’ailleurs officiellement encouragé. Un enseignant associé à mi-temps doit être à plein temps dans son activité « professionnelle », et occupe donc un emploi et demi. Dans le cas des enseignants associés à temps plein (ceux du secteur privé, ou des élus, les agents publics ne pouvant normalement eux pas cumuler), certes moins nombreux, ce sont deux emplois à plein temps qui pourront être cumulés. On pourrait se poser des questions, en matière de gestion des ressources humaines (cheval de bataille de tous les modernisateurs) sur les conditions dans lesquelles ces « professionnels » sont à même d’exercer leur activité principale. Mais cela pose aussi problème au niveau de l’Université : comment ces enseignants-chercheurs associés, et surtout lorsqu’ils sont à temps plein, peuvent-ils exercer correctement les missions d’un enseignant-chercheur ? C’est en particulier la recherche qui en fera immédiatement les frais : lorsque il y a des appels à candidature pour des professeurs associés (ce qui est rare et pose un autre problème, celui de la transparence de ces recrutements), aucune référence à la recherche en général n’y figure.

Il y a un donc vrai paradoxe à dénoncer d’un côté les cumuls d’emplois et de rémunérations publiques de la part des enseignants-chercheurs (comme le fait à juste titre la Cour des Comptes dans son rapport d’avril 2001 évoquant le cas de ces enseignants-chercheurs multipliant les heures complémentaires ou exerçant des activités privées sur un mode libéral sans autorisation) et à déplorer (comme dans le rapport de la Cour des Comptes sur la gestion du système éducatif) que les professionnels ne soient pas plus présents à l’Université, notamment comme professeurs associés.

Alors que le nombre de ceux qui veulent entrer dans une carrière universitaire, qui en ont les titres scientifiques et qui ne trouvent finalement pas de postes est élevé (en 1999, 10500 nouveaux candidats ont été qualifiés, s’ajoutant aux 27000 déjà qualifiés les années précédentes et encore sans poste, qui se voyaient proposer 4200 postes), l’association, ce cumul institutionnalisé et justifié au nom de la professionnalisation a quelque chose d’indécent

Car le nombre des postes d’associés a fortement crû : 400 postes budgétaires en 1993, équivalents temps plein, 1437 aujourd’hui. Compte tenu de ceux qui exercent à temps partiel, il y a, selon le Ministère de l’Education Nationale plus de 3000 professeurs associés

 

L’absence de transparence dans les conditions de recrutement

 

Les professeurs associés font l’objet d’un recrutement très local. Certes, la commission de spécialistes est saisie mais elle n’a guère de latitude : le poste est spécifiquement un poste d’associé (à temps plein ou à temps partiel) et ne peut donc être redéployé.

Le choix des professeurs associés semble assez fréquemment obéir à une logique stratégique : l’établissement s’attache les services d’un enseignant associé ayant du capital symbolique (ou des « relations » dans le monde économique, bureaucratique, social ou culturel)

Mais là encore, déontologiquement, cette association peut être problématique. Un certain nombre d’établissements universitaires ont ainsi comme professeurs associés des conseillers de la chambre régionale des comptes (par exemple, et parmi bien d’autres, l’IEP d’Aix) ; une chambre régionale des comptes chargée normalement de contrôler les établissements universitaires…Comment le conseiller pourra-t-il évaluer « sereinement » l’activité de son alter ego (au sens littéral du terme), professeur associé, comme celle de ses collègues ? Le conflit d’intérêt est patent, l’incompatibilité devrait normalement s’imposer. De même on offre des postes de professeurs associés à des hommes politiques influents : la qualité d’ancien ministre donne sans doute à celui-ci toute compétence pour devenir professeur associé (cf. encore, Iep d’Aix, mais la plupart des IEP, et d’autres établissements, courtisent ainsi les politiques). Les hauts fonctionnaires de l’éducation nationale semblent aussi parvenir souvent à s’associer. L’actuel ministre de l’enseignement scolaire, ancien directeur de cabinet de François Bayrou alors ministre de l’éducation nationale pouvait être à la fois inspecteur général de l’éducation nationale et professeur associé dans une grande université parisienne (Paris 4). Un autre inspecteur général en activité est de même professeur associé à temps plein dans une université de province ; ou cet autre encore, ancien directeur-adjoint du cabinet de C.Allègre, puis directeur d’administration centrale au ministère, désormais inspecteur général et professeur associé, toujours de sociologie, à l’EHESS. Les partisans de la réforme, les hauts fonctionnaires modernisateurs ne s’appliquent pas à eux-mêmes les règles qu’ils prônent. On aurait imaginé pourtant qu’une charge d’inspection générale était à plein temps, et beaucoup plus qu’à plein temps.

Enfin, l’association a ses privilèges, des clauses exorbitantes par rapport au droit commun. Les maîtres de conférence ou professeurs associés se voient proposer des conditions de rémunération dérogatoires par rapport au statut d’enseignant-chercheur dont ils bénéficient (ils ne commencent pas au premier échelon mais bénéficient de 50 % du traitement moyen tous échelons confondus du corps auquel ils sont rattachés, Maître de Conférences ou Professeurs)

 

Un succès très relatif, en termes d’insertion, des filières professionnelles

 

On a dit les conditions de l’expertise, au moment des habilitations. Lorsque l’on analyse plus globalement l’insertion professionnelle des étudiants des filières professionnalisées, les données ne plaident pas pour la professionnalisation à tout crin des universités. On s’aperçoit que les effets de mode, ou parfois aussi le succès initial en termes d’insertion d’une spécialité, conduisent à la duplication effrénée des diplômes professionnels, à une inflation de titres qui conduit à leur dévalorisation accélérée. Comment espérer que les étudiants sortis avec un diplôme des 34 DESS, strictement consacrés à la GRH (indépendamment de tous les autres DESS non pris en compte ici parce qu’il n’avaient pas cette mention dans leur intitulé mais pourtant s’y rapportent directement), recensés dans le Guide Lamy des 3ème cycles puissent tous accéder à un poste de cadre dans la GRH ? On peut aussi s’interroger, non pas sur les contenus mais sur les conditions d’insertion des étudiants qui en sortent diplômés, face à l’inflation des DESS Information-Communication ou Aménagement du Territoire.

 

Les filières courtes, tels que les DUT, sont aussi bien loin d’assurer les débouchés promis. Comment expliquer que la proportion d’étudiants poursuivant leurs études (1/3 selon la Cour des Comptes) soit aussi importante ? (Et ce alors que les titulaires de DUT ne bénéficient généralement pas d’équivalence leur permettant d’entrer directement en licence). Il y a peut-être une part de choix personnel, liée aussi sans doute à l’évolution du profil des entrants à l’IUT (de plus en plus de bac généraux) ; mais c’est aussi la contrainte qui pousse à la prolongation des études. L’insertion n’est pas aussi aisée qu’on le dit : en termes de taux de chômage en 1999, les titulaires de DUT sont moins touchés que ceux de second cycle généraux, 9,9% contre 11,6% (toutes spécialités confondues ; mais 64,1% des diplômés de second cycle n’ont pas connu le chômage avant leur premier emploi contre 54,9% des DUT. En réalité, ces statistiques sont incomplètes : elles raisonnent sur la proportion d’étudiants « en emploi », et non pas sur la qualité de ces emplois. C’est la précarité des emplois proposés avec un DUT qui pousse aussi les « anciens » à continuer. La déqualification des emplois proposés est fréquente. L’accès aux emplois de cadre plus difficile : 67% des diplômés de licence ou maîtrise parviennent à un poste d’encadrement, plus de 50% des titulaires de DEUG mais seulement 45% de ceux qui disposent d’un DUT ou d’un BTS

 

Dans un certain nombre de cas, il s’avère aussi que les débouchés professionnels réels ne correspondent pas à ceux qui sont habituellement mis en avant pour justifier la formation. Ainsi, pour les Langues Etrangères Appliquées, filière semi-professionnalisée mise sur pied pour fournir des débouchés aux étudiants de langue en dehors de l’enseignement. Une enquête réalisée en 1997 sur l’insertion des étudiants de LEA (les diplômés entre 1977 et 1996) de l’Université de Bordeaux 3 a ainsi montré que l’ « entreprise » n’était pas ce pourvoyeur d’emplois que l’on annonçait et que « paradoxalement » une forte proportion des anciens diplômés travaillait dans le public et en particulier, dans l’enseignement. Il ressortait également de l’enquête que les enseignements « académiques » avaient facilité l’insertion plus que les enseignements dits « professionnels ».

 

La professionnalisation contre l’insertion : l’exemple des stages

 

Les stages se multiplient dans les filières professionnelles mais aussi de plus en plus dans les filières académiques. Ils relèvent encore de cette politique d’affichage qui caractérise la professionnalisation. Un stage dans un cursus atteste des efforts de professionnalisation. Le ministère valorise cette démarche ; les étudiants, également, anxieux qu’ils sont de leur future insertion professionnelle.

Mais les stages posent à la vérité beaucoup de problèmes et les arguments en faveur de leur généralisation doivent être discutés.

L’argument pédagogique qui voit dans le stage une application des connaissances « plus théoriques » transmises à l’Université ? Il serait acceptable si les stages étaient toujours en rapport avec les cursus suivis. Or, c’est très loin d’être le cas et même beaucoup de filières professionnelles ferment les yeux sur le contenu des stages : qu’importe le stage, pourvu qu’il y ait une entreprise ou une institution pour accueillir le stagiaire. Au moment du bilan, ce sont les noms de ces « partenaires » qui seront mis en avant, tout le monde ayant intérêt à oublier la mission réellement effectuée : l’étudiant, parce que la mission ne peut être guère valorisée sur un CV, l’université (mais c’est la même chose pour les écoles) qui a besoin d’attester auprès du Ministère que tous les étudiants des filières professionnalisées ont été en stage, les entreprises qui utilisent trop souvent des stagiaires pour épauler ou remplacer des salariés au mépris du droit du travail.

Le système des stages est profondément inégalitaire notamment toutes les fois, et c’est souvent la norme, où c’est aux étudiants eux-mêmes de trouver leur stage : plus que l’entregent des candidats, c’est leur capital social qui déterminera l’obtention d’un stage pédagogiquement intéressant et susceptible de déboucher sur une embauche. Pour tous les autres, pour tous ceux qui ne peuvent mobiliser leurs relations personnelles, les stages seront souvent sans intérêt pédagogique, mais au bénéfice des employeurs, qui tirent parti d’un rapport de forces favorable. D’un côté en effet, un très grand nombre d’étudiants devant, pour valider leur cursus, faire un ou des stages, et en face des employeurs, publics ou privés, qui jouent de la concurrence et vont même jusqu’à présenter l’octroi d’un stage, petit boulot déguisé pour être non payé, comme une faveur puisqu’une charge pour eux-mêmes (la complainte habituelle sur le stagiaire qui « coûte » parce qu’il faut l’encadrer).

L’inégalité foncière entre les étudiants dans leur capacité à obtenir un stage au contenu intéressant et pouvant offrir un débouché professionnel, largement fonction de leur origine sociale, est parfois redoublée par le système universitaire au moment de l’évaluation scolaire du stage : l’étudiant qui fait un stage « intéressant » est aussi dans une structure qui l’aide pour la rédaction de son rapport de stage ; à l’inverse, l’étudiant (et plus souvent encore l’étudiante, l’accès aux stages étant sur ce plan là aussi discriminé) qui en place d’un stage, se retrouve « en emploi » aura plus de difficultés à extraire les enseignements du stage au moment de la rédaction de son rapport et même à obtenir les données sur l’entreprise que les enseignants attendent dans un tel document. Ainsi, dans une filière de langues étrangères appliquées, pour quelques étudiants qui par le biais de « leurs parents ou alliés » ont fait un stage dans le service d’une entreprise où l’on utilisait les langues et ont pu mettre en pratique leurs compétences linguistiques, combien d’étudiants se sont retrouvés qui au service comptabilité d’un hypermarché (ou parfois à la caisse) pour classer toute la journée des pièces comptables, qui au standard d’un office de tourisme…?

Les thuriféraires des stages feront valoir que même un stage sans intérêt pédagogique direct est pédagogiquement intéressant parce qu’il permet à l’étudiant de découvrir le « milieu professionnel », un peu sur le mode du « stage ouvrier » pour les étudiants héritiers des écoles de cadres (écoles de commerce, écoles d’ingénieur)…Mais l’argument ne vaut pas pour la masse des étudiants, compte tenu du nombre de ceux qui travaillent, pas seulement l’été (les petits boulots rémunérés permettent tout autant la découverte d’un milieu professionnel que les petits boulots déguisés en stage), mais de plus en plus toute l’année.

Et sous ce rapport encore, la multiplication des stages est un élément supplémentaire de dérégulation du marché du travail et une entrave à l’insertion professionnelle des jeunes : de plus en plus de stages, notamment l’été, pour remplacer des salariés en congé, cela signifie moins de CDD pour ces mêmes étudiants.

 

L’autre versant du professionnel à l’université : la formation continue

 

La loi de 1971 a fait des universités un acteur de la formation continue et permanente. Rapidement les intentions généreuses contenues dans ce texte fondateur ont été détournées et la formation professionnelle est devenue un vaste marché sur lequel les universités se retrouvent en concurrence avec d’autres opérateurs, publics et surtout privés. Le marché influence de plus en plus les pratiques, les universités s’adaptent et appliquent de plus en plus les mêmes modes de gestion. D’autant qu’elles voient dans la manne de la formation continue, une ressource propre supplémentaire. S’il est légitime de faire payer les stagiaires de la formation continue dès lors qu’ils peuvent faire financer (en particulier par leur entreprise) leur action de formation, il paraît beaucoup moins justifié de demander des droits spécifiques (naturellement beaucoup plus élevés que les droits d’inscription) à des adultes en reprise d’études, mais non financés, s’inscrivant dans des cursus de formation initiale. A terme, on ne manquera pas de se poser alors la question de l’harmonisation « par le haut » des droits spécifiques demandés à l’adulte et des droits d’inscription classiques. On le voit, et c’est aussi un des aspects de « l’éducation et la formation tout au long de la vie », le rapprochement formation initiale-formation continue risque de se faire dans le sens d’une reprise par la formation initiale des modes de financement de la formation continue. Ce qui correspondrait au souhait de la Commission Européenne (et de bien d’autres) qui en appelle au financement par l’usager, certes partiel, de l’enseignement tertiaire qu’il reçoit (on regroupe sous cette dénomination l’enseignement professionnel et l’enseignement supérieur). C’est une logique de marchandisation voisine, au travers du développement de l’éducation tout au long de la vie, qui est à l’œuvre en matière de validation d’acquis professionnels.

 

La reconnaissance des expériences professionnelles par l’Université : les effets pervers de la VAE

Depuis 1985 (mais la disposition était inscrite dans la loi de 1984), il était possible d’entrer dans une filière universitaire sans avoir le niveau « scolaire » normalement requis. Les expériences professionnelles et personnelles étaient prises en compte et permettaient un retour en formation sur le mode de la « deuxième chance ». Ce dispositif qui existe toujours était un facteur de démocratisation de l’Université qui permettait notamment à ceux qui avaient été exclus du système scolaire, dans une autre conjoncture d’y revenir. Il réduisait, certes de façon marginale, les inégalités d’accès à l’Université entre générations.
Ces retours en formations souvent financés par les CIF ou, pour les demandeurs d’emplois, par des financements spécifiques, étaient la plupart du temps des succès.

En 1992 (décret de 1993), une nouvelle loi vient soi-disant élargir les possibilités de « validation des acquis » : dans l’université cela se traduit par la possibilité d’obtenir, en reconnaissance des compétences acquises à l’extérieur, des éléments de diplôme. C’est déjà une rupture par rapport à la loi précédente : on considère que les compétences professionnelles équivalent directement à des connaissances universitaires. Mais le texte prévoyait que les candidats obtenant une validation devraient faire un retour minimal en formation en passant au moins un examen. Autant la loi de 1985 a été un succès, autant ces dispositions nouvelles se sont révélées difficiles à mettre en œuvre et peu efficaces pour ceux qui bénéficiaient de validations. C’est sur la base du constat du « faible rendement » de la procédure 1993 et en arguant aussi de nobles justifications, lutte contre l’exclusion, renforcement de la parité, que le gouvernement a fait voter en 2002 la nouvelle loi instituant la VAE (Validation des acquis de l’expérience). Sa disposition la plus novatrice (on a même parlé de « petite révolution »…) est la possibilité d’obtenir l’intégralité d’un titre universitaire sur la base de compétences professionnelles et personnelles. Le texte a fait consensus, autour de ses justifications vertueuses, lutter contre l’exclusion, la discrimination dont sont victimes les femmes. Pourtant :

- loin de réduire les inégalités devant les diplômes, il risque de les accentuer: les expériences prises en compte dans le cadre de la VAE sont des expériences sociales, socialement discriminées. Ceux qui, de par leur origine sociale, avaient déjà plus de probabilités d’obtenir des diplômes universitaires voient simplement ces possibilités encore élargies.

- il ne règle en aucune manière la discrimination dont sont victimes les femmes puisqu’elle n’est pas une discrimination par le système universitaire (les femmes y réussissent mieux) mais par le marché du travail.

En revanche, ses effets pervers sont patents, qui ne sont pas que des effets pervers puisqu’ils étaient attendus de certains : la VAE apparaît comme un levier de marchandisation de l’enseignement supérieur :

- en accordant la totalité d’un titre sur la base de compétences, c’est-à-dire en dissociant la formation de la certification, on réduit les possibilités de formation et l’on constitue un marché de la certification. A corps perdu, dans l’espoir d’obtenir de nouvelles ressources, les universités se lancent dans la vénalité des titres (renouant alors avec une tradition remontant à l’Ancien régime). La VAE est payante, certaines universités demandant une contribution financière pour l’accompagnement des candidats, d’autres n’hésitant pas à faire financer l’ensemble de la certification (par exemple le travail des jurys) par les candidats. Les montants demandés, entre 1000 et 1500 euros, montrent comment cette nouvelle procédure s’inscrit immédiatement dans un cadre marchand, comme une prestation « sélective ». La réussite sera le plus souvent au rendez-vous pour ceux qui paient, attestant le caractère vénal de cette opération.

- en posant que les compétences équivalent à des connaissances, on réduit l’essence de la formation universitaire. Mais cela ne se limite pas à une opération de mise en équivalence temporaire (au moment de la réunion du jury). Pour faciliter cette mise en équivalence, on exige des universitaires qu’ils redéfinissent tous leurs diplômes, et pas seulement les diplômes professionnels (puisque tous sont accessibles) en termes de compétences. Au-delà du flou extrême de la notion de compétences, de l’artificialité de l’exercice pour les formations dites académiques, cette traduction a pour effet d’appauvrir considérablement l’enseignement universitaire, le coupant un peu plus de la recherche, en le réduisant à une formation purement instrumentale

- la VAE s’inscrit ici pleinement dans la conception libérale de l’éducation tout au long de la vie. L’idée est de réduire le coût de l’enseignement universitaire, trop lourd dans les budgets publics, tout en enjoignant chacun à se former et à prendre en charge une partie du coût de sa propre formation. La redéfinition des programmes en termes de compétences s’inscrit bien dans cette logique d’économie budgétaire : un enseignement universitaire à moindre coût. La réforme du LMD, par la dissociation extrême qu’elle opère entre les unités d’enseignement va dans le même sens. La Validation des acquis est alors un dispositif de certification des compétences acquises à l’extérieur de l’université par des individus qui financent alors le coût de ces acquisitions. C’est sans doute l’enseignement de langues pour non spécialistes qui sera le premier transféré au marché : en demandant un niveau attesté de langues dans les masters, en définissant des diplômes de compétences (toujours le même terme ô combien significatif) enfin en ne donnant pas les moyens aux universités en termes de dotation horaires pour les assurer, le Ministère encourage le développement du marché de l’enseignement des langues et le régule en assurant, sur financements publics, la certification des niveaux de compétences en langues, donc la qualité minimale (même si elle est bien loin de la conception universitaire de la qualité d’un enseignement de langues) des prestations assurées par ces opérateurs privés.

 

 

V - L’Université : leur petite entreprise. Ou la transformation managériale des universités, derrière la réforme sur l’autonomie

 

Les réformes projetées semblent inspirées par le « nouveau management public », comprendre l’application des techniques managériales à la gestion, hier des entreprises publiques, aujourd’hui également des administrations, appelées elles aussi à la mue, c’est-à-dire précisément à se comporter comme des entreprises. Le nouveau management public ne signifie pas privatisation ; nul besoin ici de changer la propriété des établissements d’enseignement supérieur pour faire évoluer leur mode de gestion.

Le mouvement que l’on observe aujourd’hui dans les universités a quelque chose à voir avec celui qui affecte depuis dix ans les établissements du second degré : dans ceux-ci aussi, on a cherché à renforcer en partie le pouvoir du chef d’établissement et de «l’équipe de direction » contre les personnels. Mais il est aussi spécifique, les universités étant appelées à s’inscrire dans un cadre de plus en plus marchand.

 

Le modèle du Président manager

 

La thématique du « gouvernement des universités », un des axes majeurs de la réforme aujourd’hui présentée, celui qui mobilise en particulier la CPU, est ancienne. La loi de 1984, conçue en réalité en 1982, dans un autre contexte idéologique, était d’essence démocratique, visant en particulier à renforcer les conseils en en élargissant leur représentativité ; ceci explique d’ailleurs en partie les résistances farouches de certaines universités, en particulier juridiques, qui retardèrent sa mise en application. Rapidement pourtant, cette conception-là de la gestion de l’Université va être remise en cause, la gestion managériale devenant le modèle idéologique de référence (on se souvient de la conversion à partir de 1983, de la gauche gouvernementale, aux vertus de l’entreprise et du management ; il en a été de même, avec un léger décalage, d’une partie de la gauche éducative, au pouvoir).

Le rapport du Comité National d’Evaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, au terme de son premier mandat (1985-1989, le CNE ayant été institué par la loi de 1984) consacre son dernier chapitre au nécessaire renforcement du « gouvernement des universités ». Un certain nombre de recommandations sont faites sur le développement du rôle du président, la « forte revalorisation matérielle de la fonction », (p. 223), « la revalorisation du rôle, du recrutement, des compétences managériales, du statut des secrétaires généraux » (p. 225). Cette demande d’un renforcement du « gouvernement des universités », du « président », de « l’équipe présidentielle » devient d’ailleurs le leitmotiv de tous les rapports officiels (CNE, Parlement, CPU).

La réforme présentée aujourd’hui consacre donc cette vieille revendication et fait du président un vrai manager dans une université qui se transforme progressivement en entreprise. L’avant-projet de loi sur l’autonomie marque l’autonomisation non tant des universités (on y reviendra) mais des présidents d’université, par rapport à leurs mandants et notamment les conseils. L’abaissement des règles de majorité pour les votes sur les statuts, comme l’allongement de la durée du mandat du président, la constitution d’une équipe présidentielle que les conseils seraient simplement appelés à avaliser s’inscrivent dans cette logique. La possibilité de choisir un président qui ne soit pas enseignant en poste, dans l’université qui l’élirait, accentue encore cette autonomisation du président d’université.

Ayant choisi son équipe, s’appuyant sur le secrétaire général et l’agent comptable, le Président aura, dans ce nouveau dispositif, des marges de manœuvre accrues en matière de gestion financière et de gestion des ressources humaines, les deux étant d’ailleurs très liées. L’innovation du budget global, conforme là encore aux principes du nouveau management public et à la loi organique relative aux lois de finance (2001-692 du 21 août 2001), permettra aux présidents plus de souplesse financière, et le transfert de crédits d’un poste à l’autre (par exemple des dépenses de personnel vers les dépenses en fluides), à une exception près, très significative, l’impossibilité d’augmenter les crédits de personnel. La réforme, on le voit, est motivée par des considérations d’économie budgétaire, non par le souci de la « qualité du service », qui passerait par une augmentation des crédits en personnel, ne serait-ce que pour combler l’écart massif entre dotation théorique et dotation réelle (d’un quart inférieur pour les enseignants, voir en première partie).

Le budget sera aussi « global » au sens où il est appelé à être alimenté de façon croissante par des ressources propres que les universités sont invitées à rechercher. Et c’est cette quête de ressources propres qui transforme en profondeur, dans un sens marchand, les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel que sont les universités. Sur un mode à peine analogique, on pourrait dire que les universités sont en train d’évoluer vers un autre modèle d’établissement public, l’EPIC, établissement public industriel et commercial. Ces ressources, les universités sont invitées à se les procurer pour le moment grâce à la formation continue , par le biais de la recherche, mais aussi par diverses prestations marchandes, comme par exemple la location des salles et amphithéâtres pour des manifestations extérieures. Ce recours accru aux financements propres participe à la transformation de la logique des universités de plusieurs manières:

l’Etat enjoint les universités à trouver des financements grâce à des prestations conçues sur un mode de plus en plus marchand et les soumet alors, au nom de la concurrence, aux règles de droit et de fiscalité s’appliquant aux entreprises privées. Difficile alors d’échapper à un mode de gestion privé. Les universités sont d’ailleurs incitées (et en réalité poussées) à constituer et développer des « enclaves » privées, au sein du service public, les fameux SAIC.

les universités vont être tentées, pour des raisons financières, de privilégier, dans l’allocation des moyens humains et matériels dont elles disposent, leurs prestations marchandes (source de recettes) plutôt que les missions de service public (source de dépenses). L’espace marchand dans le service public, initialement limité, est appelé dès lors à se développer

le caractère marchand d’une part croissante de l’activité des universités exige alors une évolution du « rôle des membres du gouvernement de l’Université » appelés à gérer sur un mode privé, en appliquant les préceptes classiques du management. On le voit, le président devient un manager (certes encore élu), aidé d’administrateurs (type agent comptable ou secrétaire général) dont les fonctions et le mode de recrutement évolueront en fonction de ces nouvelles exigences.

 

Autonomisation du Président et autonomie des universités

Le discours récurrent sur la nécessité de renforcer le « gouvernement des universités » et les pouvoirs des présidents, appelés à être des managers et non plus de simples « primus inter pares » , pourrait improprement laisser croire que les présidents sont actuellement sans pouvoir. Or, la situation depuis 1984 a bien changé, et le « leadership présidentiel » s’est déjà renforcé, notamment depuis la mise en œuvre de la contractualisation à partir de 1989. Le Président a, par rapport à ses mandants, une ressource essentielle puisqu’il conduit la négociation contractuelle. Les créations, comme les transformations, de postes, dépendent aussi étroitement de la relation entre le Président et la Direction des Enseignements Supérieurs. Si les Conseils des Universités classent les postes, ils ne maîtrisent plus ensuite le processus. La maîtrise des postes, certes limitée puisque c’est le Ministère qui au final décide, est un élément très fort du pouvoir présidentiel, par rapport aux conseils dont il est issu. Les recrutements (et donc le développement de tel ou tel composante ou discipline), les carrières et les promotions (par transformation par exemple de postes IATOSS de catégorie C en postes IATOSS de catégorie B ou A, ou de postes de Maîtres de Conférences en postes de Professeurs) sont davantage contrôlés par les présidents que par les conseils, ce qui n’est pas sans poser problème. En d’autres termes, l’université ne souffre pas d’un déficit de gouvernement (comme le soutiennent les partisans de la réforme et un certain nombre d’experts) mais d’un excès de présidentialisme.

 

 

Le Président : chef d’entreprise ou chef de rayon ?

 

Il reste qu’il faut relativiser ce présidentialisme et par là même aussi l’idée que le projet de réforme proposé puisse accroître l’autonomie des universités.

Puissant parmi les siens, le Président est faible face au ministère (sauf peut-être dans les périodes d’effervescence universitaire). Et toute la force du ministère (suivant en cela encore les prescriptions du nouveau management public) est de masquer son interventionnisme. La politique contractuelle permet ainsi de faire passer en douceur les orientations ministérielles. Même si elle ne concerne qu’une partie des crédits, elle influence très fortement l’ensemble de la dotation dont peuvent bénéficier les établissements. Dans cette négociation des contrats quadriennaux, le ministère a de multiples ressources. Au-delà du pouvoir final de décision, il contrôle aussi l’expertise des contrats qui lui sont présentés. Les conseillers d’établissement, nommés par le Ministre, qui expertisent les dossiers présentés par les établissements et suivent ensuite la réalisation du contrat, continuent à exercer leur activité d’enseignant-chercheur dans d’autres établissements et sont ainsi dans un double rapport de dépendance avec le Ministère.

Une autre innovation, au-delà de la politique contractuelle, a permis un renforcement du contrôle exercé par le Ministère sur les Présidents, et donc aussi sur des universités dites « autonomes », depuis 1968. L’Agence de Modernisation des Universités est créée en 1997 sur les cendres du GIGUE (dont c’est sans doute la mue). Sur le papier, ces structures se situent à l’extérieur du Ministère. Le GIGUE, groupement d’intérêt public, avait été constitué en 1992, par les universités sur les conseils et avec l’aide du ministère, pour mutualiser les efforts des universités en matière d’informatique de gestion (développement et diffusion de logiciels de gestion susceptibles d’intéresser toutes les universités). Il était lié à la politique contractuelle : « Le GIGUE a été créé en 1992 dans la foulée de la politique contractuelle dont le contenu exige des universités le rassemblement d’un grand nombre de données » Le GIGUE va commencer à développer le projet du logiciel Nabuco (Nouvelle approche budgétaire et comptable), adapté à la nouvelle réglementation comptable qui renforce le pouvoir des ordonnateurs mais alourdit surtout les procédures. D’autres projets de logiciels de gestion sont ensuite lancés comme Apogée ou Harpège. Il reste que le GIGUE entre en crise, selon la personne qui fut ensuite la première directrice de l’AMUE, une crise financière (manque de moyens pour développer les logiciels) mais aussi une crise d’efficacité. En effet, selon Josette Soulas, l’activité du GIGUE était fondée exclusivement sur l’informatique ce qui limitait son action, négligeant l’accompagnement.

L’héritière du GIGUE, l’AMUE ressemble maintenant à une sorte de club des universités : l’adhésion, très coûteuse, est a priori volontaire mais en réalité les établissements n’ont pas le choix. Pour bénéficier à moindre coût des logiciels de gestion, il faut adhérer ; et l’on ne peut renoncer à ces logiciels. Comment faire sans Nabuco, alors par exemple que le ministère demande des remontées de données statistiques obtenues grâce à lui ? Club des universités, l’AMUE est en réalité proche de la tutelle : les directeurs successifs de la structure sont de hauts fonctionnaires du Ministère de l’Education Nationale (ainsi, la première directrice, Josette Soulas, est Inspectrice Générale de l’Administration de l’Education Nationale et a participé au développement de la politique contractuelle). La force de l’AMUE, c’est ainsi de ne pas apparaître comme l’émanation de la tutelle (comme l’était la Délégation à la modernisation et à la déconcentration du Ministère) mais comme l’émanation de la collectivité des universités. Par le biais des différents logiciels conçus par l’AMUE, c’est pourtant toute la gestion des universités qui passe ainsi sous contrôle (gestion comptable/gestion du personnel/gestion de la scolarité…) sans que le Ministère n’ait plus besoin d’être pressant dans l’exercice de sa tutelle. Sous la neutralité apparente et les contraintes techniques des logiciels, c’est toute une série de normes relevant du nouveau management public qui sont diffusées. Et pour renforcer l’efficacité des logiciels, l’AMUE organise régulièrement des stages, destinés notamment aux équipes dirigeantes des universités, qui permettent de socialiser, sans contrainte, aux « bonnes pratiques de gestion », une gestion d’inspiration néo-libérale. L’AMUE, c’est aussi la mue de la tutelle, moins visible, mais qui s’exerce avec plus de force sur les universités et leurs présidents.

L’avant-projet de loi présenté réduit un peu plus l’autonomie des présidents d’université, et aussi bien sûr des conseils, en chapeautant les conseils élus d’un conseil d’orientation stratégique (COS) dont les membres sont nommés, le ministère ayant un pouvoir de nomination qui lui assure en réalité une majorité (rappelons en effet qu’un quart des membres en sont désignés par le Recteur, un autre quart par les directeurs de grands organismes scientifiques, eux-mêmes nommés en Conseil des Ministres). Ce Conseil d’Orientation Stratégique exercera en quelque sorte une tutelle locale, par la définition des grandes orientations de l’université qui s’imposeront rapidement aux universités, sur un mode normatif. Rappelons aussi que dans la première version du texte, qui peut toujours resurgir au gré d’un amendement parlementaire, le COS donnait son avis sur les candidats à la présidence, forme de candidature officielle, héritage d’un autre siècle.

Le Présidentialisme est donc contradictoire : le Président s’autonomise par rapport à ses mandants et se rapproche du Ministère qui exerce plus que jamais, même si c’est de façon moins apparente, une forte tutelle

 

Le Président chef du personnel ?

 

Dans la petite entreprise universitaire dont il est le manager, le Président va se voir reconnaître un pouvoir plus grand dans la gestion des personnels, IATOSS comme enseignants. Les textes officiels, modifiant les statuts, n’ont pas encore été présentés mais les propositions de la CPU pour les IATOSS comme le rapport Espéret (et sa version actualisée, le rapport Belloc, attendu en octobre 2003) pour les enseignants et enseignants-chercheurs montrent bien l’orientation générale. On remet en cause les statuts, on met les personnels sous contrôle, par le biais du contrat.

 

La remise en cause du statut des personnels IATOSS

La situation des personnels IATOSS ne peut être séparée de celle des autres composantes de l’université dans la mesure où ce sont les mêmes orientations pilotant le remodelage en profondeur de l’enseignement supérieur qui s’appliqueront à eux comme à l’ensemble.

Mais ces orientations auront des effets différenciés et affecteront donc les personnels IATOSS de manière spécifique. Les personnels pourraient donc être en particulier touchés par la décentralisation et la globalisation budgétaire avec pour conséquences notamment :

• La disparition de l’inscription dans le budget de l’état des emplois de fonctionnaires par corps et grades qui autoriserait plus facilement des transformations d’emplois d’un corps/grade à un autre.

• L’effacement de la notion de "statut" remplacée par celle de "convention" ou de "contrat" et le passage de la "logique statutaire de métier" à celle de "compétences" ainsi que du corps au sens actuel à celui de "cadre de fonctions".

Ces évolutions devant conduire à un mode de recrutement au niveau des établissements, les candidats étant soumis à de véritables entretiens d’embauche avec ce que cela implique comme précarité, comme dépendance et comme risques de politiques clientélistes.

• La disparition du corps des ASU et leur regroupement dans l’actuel statut des ITRF, plus dérogatoire et moins structuré avec un ensemble de conséquences négatives pour les possibilités de mutations par exemple.

• La disparition de la catégorie C et l’externalisation des fonctions exercées par ses actuels agents comme on en voit déjà les prémisses dans plusieurs établissements avec les nombreuses suppressions de postes.

Ainsi, on peut craindre fortement de ces profonds changements une bien plus grande précarité des personnels IATOSS, déjà élevée, une baisse notable des effectifs, une moindre reconnaissance de la place des personnels non enseignants dans les établissements. On est loin des justifications du Ministère et de la CPU, en termes de souplesse accrue, au service des étudiants : la dégradation des conditions d’exercice des métiers va au contraire dégrader la « qualité du service ».

 

Remise en cause du statut et dénégation du métier : le cas des personnels de bibliothèque

 

Le texte d’orientation adopté en CPU plénière du 19 juin 2003 à propos de la gestion des ressources humaines à l’université appelle à l’unification des corps des personnels IATOSS. Cela aurait pour conséquence la disparition des corps techniques des bibliothèques.

La spécificité du métier de bibliothécaire, métier aussi ancien que les universités elles mêmes, serait-elle donc niée au sein de l’institution à laquelle elle est le plus nécessaire ? La transmission des savoirs ne passerait-elle donc que par les amphithéâtres et plus par les bibliothèques ou est-ce que celles-ci n’auraient brutalement plus besoin d’être enrichies, organisées et ouvertes par des personnels spécifiquement formés à cela ?

On notera qu’au sujet des bibliothécaires, ce texte comporte de nombreuses contradictions. Curieusement, alors que la CPU insiste sur «la professionnalité et la technicisation de tous les métiers universitaires» la notion même de métier semble remise en cause. Tout au plus est-il question de « familles de métiers aux contours plus ou moins généralistes».

Pourtant la CPU souhaite que les concours nationaux permettant de recruter les IATOSS « considérés comme trop scolaires et mal adaptés aux recrutements de spécialistes » évoluent. En ce qui concerne les bibliothèques, les personnels appartenant aux corps techniques se présentent déjà à des concours, bien sûr perfectibles, mais qui comportent des épreuves spécialisées. On comprend donc mal comment une fusion avec d’autres corps permettrait de recruter du personnel plus spécialisé.

Enfin, à propos des personnels de catégorie C, la CPU appelle à « une simplification de la procédure à l’image de ce qui se fait dans le plan Sapin » (c'est-à-dire sans concours) « pour lesquels un recrutement national n’a pas de pertinence ». Certes, mais en ce qui concerne les magasiniers une réforme est intervenue dès 2003 et des recrutements locaux ont été organisés. Cela a plutôt abouti à une déprofessionnalisation puisque le concours national comportait une épreuve écrite portant sur des connaissances professionnelles et que les recrutements locaux se résument à la remise d’un dossier de candidature et à un entretien dont on sait les effets socialement discriminants.

Ainsi, alors que l’accès à la documentation est plus que jamais essentiel à la transmission des connaissances il semble pour le moins étrange de ne pas reconnaître la spécificité du métier de bibliothécaire.

 

 

Le personnel enseignant et enseignant-chercheur bientôt sous contrat esperetien, pardon bellocien…

 

Des 192 heures d’enseignement (ou 384 heures pour les enseignants de statut second degré) aux 1600 heures d’activité

Sous prétexte de prendre en compte certaines nouvelles missions (élaboration de supports de cours sur internet, jurys de validation des acquis de l’expérience…), le nouveau décret conduit à un remodelage complet du statut des enseignants-chercheurs : on passe d’une logique de statut défini nationalement à une logique de contrat négocié individuellement entre chaque enseignant-chercheur et son Président. Ce qui se traduit en termes d’horaires par le passage de 192 heures d’enseignement annuelles à 1600 heures annuelles d’activités.

 

Selon le rapport Espéret, les 1600 heures se répartiraient ainsi : 800 heures consacrées à la recherche et 800 heures pour l’enseignement et l’administration. Pour ces 800 heures, il est pour l’instant prévu qu’un quart soit consacré aux cours eux-mêmes et trois quarts à leur préparation et à la correction des travaux des étudiants. Mais cette répartition sera à renégocier chaque année avec le Président de l’Université, qui pourra augmenter le volume des heures d’enseignement bien au-delà des 192 heures actuelles.

 

Des universités d’enseignement sans recherche ?

On imagine ce qui peut advenir des enseignants-chercheurs dans les Universités de moins de 15 000 étudiants transformées en sortes de collèges universitaires. On leur déniera une bonne part de leur activité de recherche en faisant valoir qu’ils ne participent pas à la formation à la recherche, n’ayant que des étudiants de « premier cycle rénové » (le L du LMD). On leur demandera une activité d’enseignement plus importante, en arguant de ce que les cours dispensés à ce niveau n’exigent pas une telle préparation et peuvent être reconduits à l’identique d’une année sur l’autre.

Avec ce projet de décret, il n’y aura plus ni heures complémentaires, ni déficit de postes.

Les enseignants-chercheurs doivent cesser d’avoir honte de leur statut à 192 heures d’enseignement. On ne reproche pas à un avocat de n’être actif professionnellement que le temps de sa plaidoirie. Les cours, expression visible de ce métier, ne doivent pas masquer l’activité de préparation.

 

 

Dans « leur » petite entreprise, la recherche réduite à la portion congrue et marchande

 

La subordination de la recherche à des intérêts régionaux et à l’utilitarisme économique

L’article 3 du projet de loi de « modernisation universitaire » (deuxième version du projet de loi sur l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur, ajout de l'article 711-1-2 du code de l'éducation) est ainsi rédigé:

«Dans chaque établissement, un conseil d’orientation stratégique est chargé de faire toutes propositions, à son initiative ou à la demande du président, sur la politique générale de l’établissement. Le conseil est consulté sur l’élaboration et la réalisation du projet et du contrat d’établissement. Ses avis sont communiqués aux instances de l’établissement.

Outre le président de l’établissement, le conseil d’orientation stratégique est composé de personnalités qualifiées extérieures à l’établissement, de nationalité française et étrangère, représentant notamment les collectivités territoriales, le monde économique et social et les intérêts scientifiques, parmi lesquelles est élu son président. Ces personnalités qualifiées sont désignées dans des conditions fixées par décret. »

 

Dans la première version du projet de loi, le Président d’université était « élu sur avis » du Conseil d’Orientation Stratégique (COS), et pouvait être non universitaire : les intentions du gouvernement relatives aux articles correspondants de la loi d’autonomie étaient ainsi bien plus claires, trop claires peut être...

Ces aspects du projet de loi rappellent l’inspiration de la loi sur l’Innovation et la Recherche de juillet 1999, qui incitait les universités et les établissements de recherche à s’impliquer plus fortement dans la valorisation de la recherche et le transfert de technologies vers l’industrie. Cette loi, qui visait à « favoriser notamment la production d'activités de nature industrielle et commerciale par l'enseignement supérieur et la recherche », comprenait certains éléments positifs, mais a parfois simplement servi à déposséder la recherche publique des fruits de son travail ou à rediriger des crédits et des moyens publics vers des entités privées, avec un « retour sur investissement » la plupart du temps bien faible pour le public.

 

De même que pour l’enseignement, le COS, étant donné sa composition, pourra peser sur la stratégie et le financement de la recherche à l’université, dans un sens induisant une dépendance marquée vis-à-vis des intérêts économiques locaux. Cette contrainte pourrait amener certaines universités de taille moyenne à réduire l’éventail des activités de recherche qu’elles maintiennent, plus particulièrement dans des domaines considérés comme « improductifs » ou sans débouchés professionnels. Seules les régions puissantes pourront (éventuellement) s’engager dans une politique offensive en termes de recherche. Comment, dans ces conditions, garantir le droit et la possibilité de réaliser une thèse en archéologie, en mathématiques pures, en histoire du droit, etc. ?

La pression vers « l’adaptation aux besoins économiques et sociaux » se traduira aussi par la multiplication des financements privés ou associatifs et la restriction des financements publics de type allocations et bourses, ce qui aggravera les phénomènes qui viennent d’être décrits et générera une nouvelle échelle de valeurs pour les différentes branches de la recherche scientifique.

Enfin, la contractualisation, telle qu’elle est prônée par le rapport Espéret, ouvre la voie à la création de postes d’enseignement sans recherche, avec l’éventualité de limiter mécaniquement le rôle de l’Université dans les progrès de la connaissance.

Il y a là un risque réel de faire profondément régresser la recherche universitaire en France.

 

Recrutement des chercheurs : renforcement de la sélection sociale et précarisation des statuts

A cause du cloisonnement entre filières professionnalisantes et filières de recherche, devenir un chercheur supposera un « plan de carrière » élaboré très tôt dans le cursus (avant la licence professionnelle).

Ce schéma requiert d'avoir su se construire un parcours individuel compatible avec cet objectif. Les bacheliers initiés, socialement et culturellement les mieux dotés, pourront plus facilement se projeter dans un parcours menant à la recherche professionnelle. Les autres « préfèreront » un cursus a priori moins risqué et plus rentable à court terme. On peut craindre en outre que les universitaires ayant le privilège de travailler dans les filières de recherche devront avant tout, plus qu’auparavant, se préoccuper de leurs financements et de leurs publications (« publish or perish ») au détriment du suivi de leurs étudiants et doctorants.

Les réformes en cours accentueront donc l’élitisme social dans les filières de recherche, pourtant déjà bien marqué.

 

Sur un autre plan, les universités pourront s’intégrer dans des EPCU et des GIP (Groupements d’Intérêt Public) ce qui permettra une comptabilité de droit privé, et elles recevront de la part du ministère de l’Education un budget global (avec seulement un plafond de postes de fonctionnaires).

Cela modifiera la politique de recrutement des universités durant la période qui vient de fort renouvellement des personnels (départs à la retraite massifs d’ici 2010). Selon leurs priorités, les instances décisionnelles universitaires pourront choisir de ne pas créer de postes de fonctionnaires et créer des postes à durée déterminée, des postes d’associés, etc. Cette évolution fragiliserait encore plus la situation des doctorants et des docteurs sans poste qui sont déjà les premiers touchés par la précarité des emplois offerts à l’Université : armée de réserve de l’enseignement supérieur, ce sont eux qui assurent le fonctionnement des Travaux Dirigés et des Travaux Pratiques à bas coût, car sous-payés et bénéficiant d’une protection sociale limitée.

Après avoir été précaires durant leur (longue…) formation, les jeunes docteurs se verraient offrir un avenir tout aussi précaire à l’Université, mais également dans les organismes de recherche ; en effet, les projets de réforme y vont dans le même sens : institutionnalisation du statut de post-doc, financement via des fondations, postes de chargés de recherche à durée déterminée, etc. (le recrutement au CNRS en 2004 est déjà parlant: 1000 départs, 500 recrutements, le reste en CDD).

 

Dans une période de renouvellement important des générations, les enjeux de la formation des enseignants-chercheurs et des conditions de travail futures sont essentiels pour la définition du champ scientifique. Cela concerne tant les jeunes étudiants et les universitaires en place que les doctorants qui se sont engagés dans la voie de la recherche. La science est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains de « responsables » qui risquent fort d’adopter une politique irresponsable sur le moyen et le long terme…

 

 

VI. Au final, l'étudiant que la réforme disait vouloir replacer au centre est relégué à la périphérie.

 

L’imposition d’un nouveau cadre de fonctionnement de l’Université affectera directement et indirectement les étudiants.

Directement : dans cet enseignement « post-scolaire », les hiérarchies sont brouillées, la conception universitaire des savoirs transmis est marginalisée et dévalorisée, une conception consumériste des études est prônée, l’étudiant est considéré comme un homo oeconomicus et les inégalités sociales, déjà fortes, sont accentuées.

Indirectement : la transformation des statuts des personnels, la nouvelle structuration de « l’offre » de formation, les « montages financiers » des formations qu’enferment les réformes ne sont pas sans conséquence sur la qualité de la formation et sur les cursus offerts aux étudiants.

 

« Grandes universités » et « collèges universitaires »

 

Le processus de massification de l’Université engagé depuis le début des années 1980 s’accompagne aujourd'hui d’une volonté d'ouverture des formations universitaires à des débouchés professionnels. L'enseignement et la recherche ne seraient plus les seules vocations officielles de l'Université. On peut toutefois s'interroger sur les modalités de mise en œuvre de ces nouvelles filières dites "professionnelles" ou "professionnalisantes" (Licence et Master). En effet, au moment où, afin de légitimer leur capacité à transmettre un savoir, les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs rendent plus générales leurs formations professionnelles bac + 5 et s'allient avec des universités pour décerner des doctorats (par le jeu des EPCU), on contraint les universités à dispenser des formations dites professionnelles, d’une valeur fortement soumise aux fluctuations du marché de l’emploi. De ce point de vue, le processus qui a conduit à la disparition des petites écoles de commerce, (notamment celles de province) au profit d'écoles privées fonctionnant comme des "boîtes à diplôme de commerce", a toutes les chances de se reproduire au niveau des "petites universités", qui, majoritaires sur le plan quantitatif, ne pourront offrir aux étudiants que des licences professionnelles « terminales », dotées de peu de moyens. Nous assistons donc bien à un renforcement de la césure entre deux systèmes et non à leur rapprochement, situation dont les principales victimes seront les étudiants.

Tout semble indiquer, en effet, que la licence professionnelle, amenée à se développer dans les « collèges universitaires », reportera sur l’étudiant l’ensemble des risques avant, durant et suite à la formation. Les étudiants s’engageront dans une formation dont la reconnaissance sera fragile. Tout d’abord, ils ne sauront pas comment auront été négociées la conception et la mise en œuvre de cette formation entre universitaires, représentants d’organisations professionnelles, élus locaux, président d’université, etc. Pourtant, cette négociation, les modalités du « partenariat » (autrement dit le rapport de forces nécessairement mouvant entre les différentes parties prenantes) aura une incidence sur le contenu pédagogique de la formation et la reconnaissance du diplôme.

La réforme LMD associée à une réforme de l’organisation administrative et financière et à une réforme des statuts des personnels va développer la dualisation du système universitaire avec, d’une part, les « grandes universités », peu nombreuses, pluridisciplinaires, formant jusqu’au master et au doctorat (tout en assurant la licence), concentrant prestige intellectuel et moyens matériels, et, d’autre part, les « collèges universitaires », nombreux, spécialisés, s’arrêtant à la licence professionnelle ou générale.

 

Le financement des « licences professionnelles »

Les étudiants peuvent pâtir de l’instabilité des financements des licences professionnelles, le financement correspondant à un assemblage de subventions d’origines diverses, de fonds propres de l’université, de financements des étudiants... Cette instabilité financière, connue dans la formation continue, risque d’être généralisée à l’ensemble des formations. Et, là encore c’est l’étudiant qui sera directement affecté : hausse soudaine du droit d’inscription, cours qui ne peuvent être assurés faute de financement…

En outre, si l'on considère le rapport de forces entre les différentes parties prenantes, les contenus effectifs de la formation pourront être contestables, car non investis par des professionnels de la formation : appel inconsidéré aux « consultants » (ni praticiens, ni théoriciens), aucun temps (donc de l’argent) dégagé pour réunir l’équipe pédagogique, apprentissage par la recherche remis en cause (pas d’exigence de mémoire durant ces formations, flou du contenu des « projets tutorés »).

Enfin, concernant le stage professionnel qui fait partie intégrante de la licence professionnelle, aucune garantie n’est apportée sur le caractère professionnalisant du stage, c’est-à-dire sur le contenu effectif, sans même parler du non paiement du travail fourni.

 

« Licences professionnelles » et accès à l’emploi qualifié

Avec ces réformes, l’Université française sera de moins en moins apte à remplir l’une des fonctions qui lui échoit encore : assurer, à tous les étudiants, la possibilité de faire des études poussées, et en particulier donner une seconde chance aux étudiants peu favorisés socialement et culturellement. C’est bien à l’objectif d’un accès démocratique aux diplômes de l’enseignement supérieur que ces reformes semblent renoncer.

Le diplôme sera reconnu par des acteurs professionnels (par exemple des syndicats patronaux) qui participent à son élaboration. Mais cette reconnaissance ne sera garantie que par des acteurs circonscrits et pour des emplois dont on ne saura s’ils perdureront. Lors de la mise en place de ce type de formation, l’homologation de la certification par des organismes professionnels et par l'Éducation nationale ne garantira pas une reconnaissance par les organismes financeurs de formation (ANPE, Fonds de formation…). Or, cette reconnaissance sera indispensable aux demandeurs d’emploi et salariés qui souhaiteront suivre ces formations dans le cadre de la formation continue (et qui paieront des tarifs plus élevés que ceux réservés aux étudiants en formation initiale). En outre, lorsque cette formation sera jugée obsolète par certains partenaires, la reconnaissance pourra disparaître aussi vite qu’elle est apparue (via la suppression de financements, le non renouvellement de l’homologation, etc.). L’étudiant s’engagera alors dans une voie potentiellement sans issue.

Contrairement aux élèves des "grandes écoles", le licencié pro ne bénéficiera pas d’un environnement et de moyens permettant une bonne insertion professionnelle : bureau des stages, suivi des stages, rencontres collectives organisées avec les professionnels, annuaires des anciens élèves, etc. C’est seul qu’il négociera face à son employeur potentiel, sa certification ayant peu de chance d’être connue en dehors des quelques personnes qui auront personnellement participé à son élaboration. Dès lors, quelle sera la valeur de cette formation ?

La réalisation d'un stage, dont le contenu varie fortement selon les ressources dont disposent les étudiants (relations, moyens financiers, etc.), ne permettra pas de faire valoir cette formation comme l'acquisition d'une compétence professionnelle. En ce sens, un étudiant qui détiendra une licence professionnelle sera, sur le marché du travail, en compétition avec des formations plus reconnues, ayant déjà fait l'objet d'une évaluation salariale, telles que les formations BTS, DUT ou IUT. Un licencié pro sera ainsi moins bien rétribué qu’un diplômé de BTS, dont on connaît déjà l'effondrement de la valeur marchande sur le marché du travail (ce qui se traduit par une multiplication des formations en alternance pendant la seconde année de BTS, ainsi que par la prolongation de leur formation scolaire, notamment à l'Université). On peut d’ailleurs s'interroger sur la création de ces nouvelles filières, sachant que les DUT, IUT, IAE, IUP, etc., sont déjà des formations professionnelles dispensées en partie par des universitaires et rattachées aux universités.

 

Des inégalités sociales renforcées

 

Les étudiants sont directement concernés par les transformations organisationnelles et financières en projet. Avec des budgets en provenance du ministère de l’Education nationale stables voire en baisse, ce sont les collectivités locales, les entreprises et les étudiants qui vont être sollicités. Or, cette rupture des dispositifs de financement au niveau national, qui contribuent à promouvoir un accès pour tous à l’Université, risque fort d’accentuer le caractère inégalitaire de son recrutement social. La remise en cause de la quasi gratuité des études représente d’abord une atteinte symbolique portée à un droit. Ensuite, cette « libéralisation » des frais d’inscription aura pour conséquence d’exclure d’emblée un certain nombre de jeunes de l’accès à l’enseignement supérieur. D’ailleurs, les jeunes dont les parents disposent de faibles revenus seront d’autant plus facilement dissuadés de s’engager dans un cursus universitaire que la durée minimale d’obtention du premier diplôme passera de deux à trois ans.

Les réformes proposées risquent en outre de renforcer les inégalités entre étudiants quant à leurs conditions de vie et d’études. La dualisation croissante de l’enseignement supérieur (grandes écoles et « grandes universités » / « petites universités » ou « collèges universitaires ») pourrait s’accompagner d’une différenciation sociale accrue des publics étudiants. Ainsi, les étudiants issus des classes supérieures, qui, par ailleurs, mieux culturellement dotés, accèdent plus facilement aux filières sélectives, disposeraient plus que les autres des moyens matériels nécessaires au financement d’une formation prestigieuse. Ils continueraient à profiter de l’aide parentale, actuellement plus importante pour eux que pour les autres étudiants, et accèderaient sans doute plus aisément que les autres à des prêts bancaires. Les étudiants d’origine populaire bénéficient quant à eux de bourses (surtout en 1er cycle), mais leur montant et leur nombre pourront s’avérer plus insuffisants encore si les frais occasionnés augmentent. De plus, beaucoup d’étudiants dont les parents se situent dans des catégories intermédiaires de revenus ne peuvent prétendre à ces aides, et doivent recourir au salariat. Si l’exercice d’une activité rémunérée est largement répandu parmi les étudiants, la nature et la fréquence de cette activité varient fortement selon leur origine sociale. Les étudiants issus des classes supérieures recourent plus fréquemment que les autres au baby-sitting et aux cours particuliers puis, à mesure qu’ils avancent dans leur cursus, à des activités inscrites dans le cadre des études, les plus convoitées. Ceux d’origine populaire et moyenne exercent plus souvent des emplois d’ouvrier ou d’employé de service, puis de surveillant, emploi relativement stable et bien rémunéré mais dont l’exercice est remis en cause par la récente suppression de postes. Aux premiers sont réservées les activités les mieux rétribuées, les moins pénibles, les plus proches de la qualification obtenue et les plus valorisantes dans un CV, tandis que les seconds se voient globalement cantonnés à des emplois qui, sans lien avec leurs études et effectués avec une relative régularité, perturbent leur investissement studieux. Plus souvent confrontés par ailleurs à des difficultés scolaires, ils sont ainsi plus exposés au risque d’échouer dans leurs études à cause de leur emploi.

Ainsi, en simplifiant un peu, on pourrait distinguer, au sein des publics étudiants, deux figures polaires. D’un côté, l’étudiant inscrit dans une filière d’excellence, aidé financièrement par ses parents et/ou ayant accès à des prêts ou à des emplois intégrés à ses études, représenterait une sorte de « bon client » de l’enseignement supérieur. De l’autre, l’étudiant relégué à une « petite université » et aux cursus les plus courts, et contraint d’exercer un « petit boulot » parallèlement à ses études, fournirait une main d’œuvre bon marché aux entreprises locales.

Avec les réformes à venir, le salariat étudiant tendra même à s’institutionnaliser et à s’inscrire de plus en plus dans les cursus. En effet, les « licences professionnelles » et le système des ECTS selon lequel un stage ou une expérience professionnelle pourra être validé, au même titre qu’un mémoire de recherche, permettront cette intrusion du monde de l’entreprise et de ses exigences au sein de l’Université. Non seulement l’Université n’a pas vocation à prendre en charge la sélection et la formation des salariés -elle dispense, rappelons-le, des connaissances générales sanctionnées par des diplômes nationalement reconnus-, mais en outre aucune garantie n’est prévue quant à la valeur formative et à l’apport sur un CV de ces stages et emplois. En revanche, ceux-ci fournissent aux entreprises locales une main d’œuvre bon marché et d’autant plus docile que l’obtention d’une partie du diplôme de l’étudiant dépend de son comportement au travail. Plus que jamais, le terme enjoliveur de « professionnalisation » pourra renvoyer à des emplois déqualifiés ou peu « qualifiants ».

Cette conception néolibérale de l’enseignement comme pourvoyeur de main d’oeuvre est clairement exposée dans Le Livre Blanc sur l’éducation et la formation de la Commission Européenne, au sein de laquelle sont prises les décisions politiques que les réformes projetées appliqueront. Si une place y est consentie à la « culture générale », « le développement de l’aptitude à l’emploi et à l’activité » y est aussi largement prôné. Celui-ci fait l’objet d’une partie dans laquelle on peut lire : « Dans le monde moderne, la connaissance au sens large peut être définie comme une accumulation de savoirs fondamentaux, de savoirs techniques et d'aptitudes sociales. (…) Les aptitudes sociales concernent les capacités relationnelles, le comportement au travail et toute une gamme de compétences qui correspondent au niveau de responsabilité occupée : la capacité de coopérer, de travailler en équipe, la créativité, la recherche de la qualité. ». Cette définition de la connaissance aux allures théoriques légitime une conception hétéronome de l’enseignement, directement lié aux besoins des entreprises. La « connaissance » englobe ici les « aptitudes sociales », elles-mêmes ramenées à une « aptitude à l’emploi » (elles pourraient aussi bien, par exemple, désigner les qualités civiques et renvoyer aux notions d’implication citoyenne, de solidarité et de sens critique…). L’entreprise apparaît logiquement comme le lieu privilégié d’acquisition de ces aptitudes : « La maîtrise de telles aptitudes ne peut être pleinement acquise qu’en milieu de travail, donc essentiellement dans l’entreprise. ». Mais c’est avant tout à « l’individu » qu’il revient d’être, en quelque sorte, le formateur de lui-même : « L’aptitude à l’emploi d’un individu, son autonomie, sa possibilité d’adaptation, sont liées à la façon dont il pourra combiner ces différentes connaissances et les faire évoluer. Ici, l'individu devient l'acteur et le constructeur principal de sa qualification : il est apte à combiner les compétences transmises par les institutions formelles et les compétences acquises par sa pratique professionnelle et par ses initiatives personnelles en matière de formation. ». D’où une conception de l’enseignement qui sous-tend également les mesures gouvernementales : « C’est donc en diversifiant les offres éducatives, les passerelles entre filières, en multipliant les expériences pré-professionnelles, en ouvrant toutes les possibilités de mobilité, qu’on lui permettra de construire et développer son aptitude à l’emploi et de mieux maîtriser son parcours professionnel. ». Ailleurs dans le texte, il est dit, de manière plus explicite encore : « Faites pour éduquer et former le citoyen ou le salarié destiné à un emploi permanent, [les institutions éducatives] sont encore trop rigides […] la question centrale est d'aller vers une plus grande flexibilité de l'éducation et de la formation ».

Une telle conception individualiste de l’enseignement peut se révéler profondément inégalitaire. Si « l'individu devient l'acteur et le constructeur principal de sa qualification », alors la qualité de sa formation et son accès futur à des emplois qualifiés ne dépendront que de lui-même, ou plutôt des ressources de diverses natures qu’il tiendra de sa famille d’origine. Les étudiants les mieux économiquement et culturellement dotés seront en mesure de choisir les meilleurs « placements », c’est-à-dire à la fois d’investir financièrement dans les formations les plus « rentables » et de s’orienter au sein d’un système d’enseignement brouillé car parcellisé en « points » ou « crédits » à « capitaliser ».

En outre, ces étudiants appelés à devenir des agents rationnels, utilisant au mieux de leurs intérêts le système, seront encouragés par là même à se comporter en « clients » et en « consommateurs » (comme dans les grandes écoles, on connaîtra dans les universités les procès des étudiants contre leur école, la remise en cause des notes et des décisions du jury, les jeux de l’évaluation, etc.). Ainsi se renforceront l’utilitarisme des étudiants, la focalisation sur les résultats, sur l’obtention du titre au détriment d’une réelle implication dans le processus d’acquisition des savoirs, condition nécessaire de l’émancipation par la connaissance.

Cette conception de l’étudiant comme un consommateur se retrouve dans un des projets les plus exemplaires de la « marchandisation » de l’enseignement : le programme « eLearning » de la Commission Européenne, qui vise à adapter les systèmes éducatifs européens à la « nouvelle économie ». Plutôt que la diffusion des savoirs à des publics élargis, ce programme facilitera, grâce aux Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), qui permettent de contourner les « rigidités » que seraient les frontières et les institutions, la mise en concurrence des divers établissements d’enseignement supérieur. En effet, il favoriserait « l’interconnexion des espaces et campus virtuels, la mise en réseau des universités, écoles, centres de formation et au-delà des centres de ressources culturelles ». Dans le cadre de ces nouvelles relations « entre chaque apprenant, enseignant, formateur, entrepreneur », l’étudiant deviendra une sorte de client qui choisit entre différents prestataires. Ce type de programme mis en œuvre au sein de l’Union Européenne préparera le terrain aux libéralisations prévisibles dans le cadre de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) de l’OMC, qui considère l’éducation comme « un article destiné à la consommation publique et privée ». L’ouverture au marché du secteur de l’éducation, secteur très lucratif, ne serait alors pas dénué d’enjeux idéologiques : formé comme un client (ou comme un salarié) au sein même du système d’enseignement (à travers les types de formations proposées, leur contenu, la façon d’y accéder, à travers les nouveaux modes de relation avec les enseignants, etc.), l’étudiant (« client en formation », pourrait-on dire) aurait de fortes chances d’adhérer par la suite aux thèses néolibérales.

 

Rigidification des cursus universitaires : voie professionnelle et voie de la recherche

 

Quelle sera la possibilité pour un diplômé d'une licence professionnelle de poursuivre ses études au-delà d'un master ? La licence professionnelle est-elle ou peut-elle être équivalente à une licence dite générale, non professionnelle ? Il semble que les étudiants engagés dans un master professionnel ne puissent pas avoir accès au doctorat. La question des passerelles entre les deux cursus n'est jamais posée. On tend donc à distinguer deux types de formations selon leur débouché. Les chercheurs ne sont-ils pas des professionnels de la recherche ? Ceux qui envisagent de faire de la recherche ne souhaitent-ils pas en faire leur profession ? Par conséquent, la différenciation entre ces deux formations ne fait que promouvoir l'idée selon laquelle à une formation donnée correspond un univers de professions déterminées. Or, aujourd'hui, un étudiant qui détient un doctorat a une valeur professionnelle, même si, et c'est là que réside (souvent) le problème, la valeur professionnelle d'un doctorat n'est pas suffisamment reconnue. Ainsi, la réforme, qui vise à distinguer la voie de la recherche de la voie professionnelle, ne fait que renforcer le pouvoir des entreprises privées à définir la valeur des diplômes et le contenu des formations. On considérera alors les détenteurs d’un master professionnel comme étant plus « employable » que ceux qui auront choisi les filières de la recherche, perçus comme des " savants géniaux " inaptes à produire des objets présentant un intérêt pour les entreprises.

En outre, la séparation, promue par ces réformes, entre un parcours professionnel et un parcours de recherche, renforce la sélection sociale des étudiants en instaurant, derrière une distinction scolaire, une nouvelle distinction sociale. En effet, les étudiants qui choisissent aujourd'hui les filières professionnelles ont les origines sociales les plus modestes et disposent des ressources sociales, économiques et culturelles les plus faibles. Ils investissent ces formations parce qu'elles sont perçues par eux-mêmes et par leur famille comme procurant un retour sur investissement réel et à court terme, bref, un emploi. La mise en place d'une licence et d'un master professionnel entretient cette illusion de pouvoir trouver un emploi rapidement et de manière assurée. Or, il s'avère que ce sont précisément ceux qui choisissent ces filières qui subissent le plus fortement les difficultés de recherche d'emploi et d'intégration dans la vie active. En conséquence, la différenciation entre deux types de formation voués à deux types de débouchés ne fait qu'instituer une sélection sociale déjà à l'œuvre dans les établissements d'enseignement supérieur. Ceux qui choisiront la filière de la recherche seront ceux qui envisageront les études supérieures non pas comme l'acquisition d'une compétence pour un emploi, mais comme l'acquisition d'un savoir, sans avoir pour préoccupation initiale la recherche d'une rémunération. Choisir de s'investir dans des études longues, qui engendrent un retour sur investissement à plus long terme, suppose, en effet, d’en avoir les moyens financiers.

De ce fait, la différenciation universitaire telle que le promeut cette réforme, entre un parcours professionnel et un parcours dit recherche, instaure une nouvelle distinction sociale sous couvert d'une distinction scolaire.

 

La dégradation de la condition des étudiants chercheurs.

Après les textes législatifs imposant la norme de la thèse en 3 ans (avec des dérogations possibles liées au travail salarié, à la maternité, etc., cf. les arrêtés de 1998 sur la charte des thèses et de 2002 relatif aux études doctorales), la réforme LMD confirme cette injonction (dans son intitulé même, version C. Allègre, on parlait de « 3-5-8 »). Or, en sciences sociales et humaines en particulier, cette norme est irréaliste pour la majorité des doctorants. En 2001, la durée médiane des thèses en sciences humaines et sociales (SHS) est de 5 ans et l’âge moyen de soutenance est de 36 ans et demi.

La durée plus longue des thèses en SHS est à rapporter à leurs conditions de production. D’une part, les conditions matérielles sont déplorables : en 1999, 14 % des doctorants en SHS sont allocataires, contre 41 % des doctorants en sciences expérimentales (directions scientifiques de 1 à 5) ; en 2000, plus de 60 % des doctorants en SHS n’ont pas de financement de thèse (ni allocataires, ni salariés, ni bénéficiaires d’une bourse ou équivalent), contre environ 10 % pour les doctorants en sciences expérimentales. D’autre part, les conditions scientifiques sont différentes d’une discipline à l’autre : en SHS, le temps d’accumulation des connaissances et de collectes des données est plus long ; et les doctorants bénéficient beaucoup moins souvent d’un encadrement collectif, en particulier au sein d’un laboratoire.

 

Les réformes en cours renforcent le poids de critères hétéronomes dans l’orientation de la politique de recherche de l’Université.

Étant donné la restriction des budgets en provenance des ministères, la pression à « l’adaptation aux besoins économiques et sociaux » et le poids accordé aux représentants régionaux dans l’orientation de la politique universitaire (appelés à faire mieux avec moins), on peut craindre le délaissement de nombreuses filières de recherche : les plus coûteuses en financement public et les moins « vendables », d’un point de vue électoral notamment. Une priorité sera accordée à certaines disciplines et à certains objets de recherche en fonction des intérêts nationaux et locaux. Seules les régions puissantes pourront (éventuellement) s’engager dans une politique offensive en termes de recherche fondamentale (souhaitant accumuler davantage de capital symbolique convertible à terme). Comment, dans ces conditions, garantir le droit/la possibilité de réaliser une thèse en archéologie, en mathématiques pures, en histoire du droit, etc. ?

Au-delà de cette restriction de l’offre de filières de recherche, structurant fortement l’avenir des doctorants, le poids de critères hétéronomes risque fort d’affecter l’orientation même des recherches menées. L’affaiblissement d’une logique disciplinaire au profit d’une logique thématique durant la licence et le master aura nécessairement des conséquences dans l’orientation intellectuelle des futurs doctorants.

 

Quant au fonctionnement des écoles doctorales, censées être le principal lieu de socialisation professionnelle pour les doctorants (apprentis chercheurs, apprentis enseignants-chercheurs), il n’est pas évoqué dans les textes. De quels locaux et de quels moyens financiers disposeront ces écoles ? Dans quelles conditions sera assurée la pluridisciplinarité au principe des écoles ? Quelle sera la disponibilité des universitaires pour s’y engager ? Là encore, cela dépendra de la politique adoptée par chaque université et de ses axes prioritaires. Quant au suivi individuel du thésard, il devra être renforcé pour raccourcir le délai de réalisation de la thèse. Le suivi actuel est jugé insuffisant par de nombreux doctorants, mais les réformes envisagées n’apportent aucune solution à ce problème. On peut plutôt craindre que les universitaires ayant le privilège de travailler dans les filières de recherche devront avant tout se préoccuper des financements de leurs recherches et de leurs publications (publish or perish) et, secondairement, s’occuper de leurs étudiants et doctorants.

 

Cette durée de réalisation de la thèse, plus longue, est en outre à rapporter aux modalités d’évaluation. La qualification (pour participer au concours de recrutement des maîtres de conférences) ou le recrutement au sein d’un organisme de recherche ne se font pas seulement sur la base de la thèse (et de sa mention) mais également sur celle des publications (leur nombre et leur rang) du candidat et de son expérience de l’enseignement. Les doctorants se voient ainsi confrontés à une double contrainte, source de nombreuses tensions : d’un côté, les commissions, bien souvent, conservent des exigences contradictoires avec la réalisation d’une thèse en trois ans ; de l’autre, la concurrence entre docteurs en attente de postes, nouveaux et futurs docteurs, favorise la surenchère dans les publications et les enseignements.

 

 

Dans le fonctionnement actuel, la procédure pour obtenir un poste de maître de conférences à l’Université est déjà opaque (aux niveaux de la qualification par la section CNU, de la sélection des candidats par les commissions universitaires, de la sélection des auditionnés, du choix final réalisé…), et aucune mesure ne concerne cette question dans les projets en cours. Mais qu’en sera-t-il pour ces nouveaux contrats (qu’ils soient de droit privé ou de droit public) ? Quel rôle auront les pairs dans le processus de recrutement ? Le contrat n’imposera-t-il pas que des tâches d’enseignement et d’administration dans les collèges universitaires ? Quelles seront les marges de négociation des postulants à ces emplois ? Le projet de réforme des statuts d’enseignants-chercheurs titulaires (1600 h d’activité dont le contenu est à renégocier chaque année avec le président de l’université) n’incite pas à l’optimisme pour les non titulaires.